Allemagne, la grande déprime

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La victoire annoncée des conservateurs aux législatives du 18 septembre ne résoudra pas les difficultés du pays à définir un nouveau pacte social. Alors que le chômage fait rage.

Gelsenkirchen détient un sinistre record: dans cet ancien bassin industriel, situé au coeur de la Ruhr, plus d’un quart de la population active est sans emploi. Un taux de chômage qui n’a rien à envier à celui des Länder de l’Est, où il frôle la barre des 19%, contre 9,7% en moyenne à l’Ouest. La dernière houillère en activité dans la région a fermé il y a cinq ans et une des cokeries implantées sur le site a été démontée minutieusement, emballée pièce par pièce et livrée pour être remontée en Chine. A quelques kilomètres de là, une banderole flotte à l’entrée de l’hôtel de ville de Bochum: "Ensemble avec Opel". La municipalité social-démocrate a pris fait et cause pour les salariés de l’entreprise depuis que cette filiale de General Motors a annoncé à l’automne dernier sa volonté de supprimer 3000 emplois, alors que le constructeur va recruter 700 salariés sur son site de Gliwice, en Pologne. Le département de la mairie pour l’aide à l’implantation de nouvelles activités met les bouchées doubles. Son projet-phare: la réhabilitation d’une ancienne usine minière qui devrait accueillir des start-up spécialisées dans le multimédia et la communication (création de sites Internet, jeux vidéos...) "Il nous faut absolument sortir de la monoculture industrielle", explique Elke Nagel, qui travaille au service économique de la ville.

Une nécessité en Allemagne où l’emploi industriel est partout en recul. Le pays vit depuis trente ans au rythme des restructurations: de 583000 en 1974 le nombre de chômeurs s’élève à 4,8 millions en juin dernier (dont 3,1 millions à l’Ouest et 1,7 million à l’Est). A eux seuls, les nouveaux Länder ont perdu près d’un million d’emplois depuis 1990. Les premières années de la réunification ont vu arriver à l’Est de nouvelles entreprises provenant de la partie occidentale du pays et de l’étranger. Aujourd’hui, l’offre d’emploi stagne, voire régresse chaque année.

Taux de chômage en % (1991 et 2004)

La mauvaise tenue de l’emploi industriel s’explique aussi par l’engouement des firmes nationales pour Europe centrale et orientale devenues l’"hinterland" de l’Allemagne. En 2000, Berlin y était le premier investisseur, avec 20% du stock de financements étrangers. Cette année, les entreprises devraient y investir 23 milliards d’euros, soit 25 fois plus qu’en 1990. Une enquête réalisée en début d’année par la Chambre de commerce et d’industrie allemande (DIHK) met en évidence que 42% des sociétés envisagent de s’implanter dans ces pays, principalement en raison de coûts salariaux beaucoup moins élevés (5 euros contre 26 euros de l’heure). Pour les 58% restants, la conquête de nouveaux marchés ou la possibilité de se rapprocher de leurs clients (notamment pour les équipementiers) sont plus souvent citées. L’élargissement aurait coûté près de 50000 emplois à l’Allemagne, selon la DIHK.

Parallèlement, les nouvelles activités peinent à prendre le relais: les entreprises de moyenne et haute technologie occupent 32,3% de la main-d’oeuvre (contre 35,5% en France). Et si la région de Braunschweig, en Hesse, occupe le premier rang de l’UE pour son effort en recherche-développement, les régions de l’Est du pays, à l’exception de la Saxe, se retrouvent en queue de classement. La progression continue des exportations fondées sur les biens industriels et les services associés (pièces détachées, offre de crédits...) a pendant longtemps masqué la nécessité de réorienter l’économie allemande vers de nouveaux secteurs. Et l’arrivée de 16 millions de consommateurs au moment de la réunification n’a pas incité les entreprises à investir dans la recherche.

De fait, en une décennie, rares sont les firmes d’envergure mondiale à émerger dans le secteur des nouvelles technologies, mise à part SAP dans l’informatique. La diversification tous azimuts de Siemens, notamment dans la téléphonie mobile, vient en revanche de se solder par le rachat de sa branche déficitaire par le taïwanais BenQ. Et le gouffre est immense entre les emplois créés et ceux détruits dans les secteurs industriels classiques. A Gelsenkirchen, par exemple, l’implantation de deux entreprises spécialisées dans la construction de panneaux solaires a entraîné la création d’un centre de formation et de recherche sur les énergies renouvelables: 400 emplois devaient être créés. Mais, dans le même temps, 80000 ont été supprimés à la suite des restructurations dans ce bassin houiller.

Autre handicap de taille: l’inadéquation entre les profils recherchés et ceux disponibles sur le marché du travail. Selon l’OCDE, les ouvriers peu qualifiés qui ont besoin d’une reconversion professionnelle de longue durée sont les premières victimes du chômage dans l’industrie. Par ailleurs, dans un contexte de faible croissance, les places d’apprentis, élément central de l’accession des jeunes à l’emploi, se raréfient. Cette situation a distendu les liens entre les écoles professionnelles et les entreprises1. De plus, le nombre d’étudiants dans les filières d’ingénieur stagne dans une société assez méfiante envers la technologie et la science, souvent associées au risque (nucléaire, biotechnologie...). Chez les 20-29 ans, la part des diplômés dans ces secteurs est l’une des plus basses d’Europe: 8,4 pour mille en 2003. Et l’Allemagne fait du surplace depuis une décennie, alors qu’en France, le nombre de diplômés scientifiques et technologiques chez les 20-29 ans est passé de 14,2 à 22,2 pour mille dans la même période. Les entreprises reprochent aussi aux étudiants leur formation trop longue (entre cinq et sept ans en moyenne avec une sortie de la fac comprise entre 27 et 29 ans) et trop théorique. De leur côté, beaucoup de jeunes diplômés choisissent l’étranger: la fuite des cerveaux concernerait chaque année 15000 scientifiques, faute d’investissements, publics notamment, dans la recherche.

Recherche, la grande faiblesse

Et c’est bien là le talon d’Achille de l’Allemagne: en 2003, 2,5% du PIB allaient à la recherche, soit 53 milliards d’euros dont un peu moins de 20 milliards de deniers publics (contre en France 34 milliards d’euros, soit 2,2% du PIB). Dans le même temps, les dépenses sociales représentaient 30,5% du PIB, soit 7787 euros par habitant (la France dépensait 7632 euros par habitant, soit 30,6% du PIB). La remise à niveau des nouveaux Länder a absorbé les énergies et mobilisé les finances publiques: 4% du PIB de la partie occidentale sont injectés chaque année dans les régions de l’Est. Sur ces transferts consacrés aussi aux infrastructures et aux entreprises, la protection sociale représente plus de la moitié des dépenses et continue d’augmenter, vu le développement du chômage et le coût de la facture de la transposition à l’Est des acquis sociaux de l’Ouest. Quinze ans après la réunification, financée par une augmentation des prélèvements obligatoires (+ 1,4% entre 1991 et 2003) et par la dette publique (passée de 472,8 milliards d’euros à 1457 milliards d’euros entre 1989 et aujourd’hui), le rattrapage des régions orientales n’est pas encore achevé : le taux de croissance est inférieur à celui de la partie occidentale (0,9% contre 1,7 %). L’Est peine à se relever et tirerait l’Ouest vers le bas, estime une commission d’experts allemands réunie par le gouvernement en 2003: le niveau de vie des Allemands, qui atteignait 81% de celui des Américains en 1990, a reculé à 77%, selon l’Union européenne. A cela s’ajoutent la peur croissante du chômage et, dans la foulée, une baisse de la consommation qui pèse sur la croissance, tirée aujourd’hui plus que jamais par les exportations (leur valeur a augmenté de 14% entre 2002 et 2004). C’est dans ce contexte que sont nés les débats appelant à une remise en cause du "modèle allemand" fondé sur la mise en avant de l’intérêt collectif et la culture du consensus: après la Seconde Guerre mondiale, pour redresser le pays en ruine, l’Allemagne a accordé aux salariés un haut niveau de protection en échange de gains de productivité. La cogestion des entreprises entre syndicats et patronat en est la traduction concrète sur le plan économique. Sur le plan politique, le fédéralisme a joué ce rôle de redistribution entre les Länder riches et les pauvres.

Une population qui s’appauvrit

Entretenu sans difficulté durant les années de forte croissance, ce mécanisme est aujourd’hui grippé, selon ses détracteurs qui demandent sa remise à plat. Loin d’assurer le bien-être de la population et le plein emploi, il ferait plonger de plus en plus d’Allemands dans la pauvreté: en juin dernier, l’hebdomadaire Der Spiegel a consacré un article au "retour du prolétariat"2: en 2003, 11,5% de la population percevaient un revenu inférieur de 60% à la moyenne régionale contre 9,3% en 1999. L’offensive en faveur des réformes structurelles, engagée il y a une vingtaine d’années par le patronat et le gouvernement déjà inquiet par l’envolée de la dette publique, fut mise en sourdine jusqu’au milieu des années 90 du fait de la réunification. Mais aujourd’hui, elle reprend de plus belle.

Zoom La fin du modèle rhénan

"Ce n’est pas le modèle allemand qui est en cause, mais ses dérives depuis une trentaine d’années. L’équité et le sentiment d’appartenance à un collectif, socle de ce modèle, ont peu à peu laissé la place à un égalitarisme rigide. Il faut revenir aux sources", explique Isabelle Bourgeois, chargée de recherche au Cirac (Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine).

Ce "modèle" remonte à Bismarck et à la première unité allemande en 1871. L’idée de collectivité était la seule à même de forger une identité nationale au sein d’un Etat naissant très disParate. Et la redistribution, le moyen de réduire les inégalités entre toutes ses composantes. Selon Isabelle Bourgeois, la solidarité originelle s’est transformée en assistance généralisée, le système d’assurance chômage étant très avantageux, il n’aurait pas favorisé le retour à l’emploi.

Parallèlement, les syndicats, garants à la fin de la guerre de l’intérêt collectif, l’auraient petit à petit perdu de vue. Aujourd’hui, le syndicat IG-Metall ne représente plus que les intérêts des salariés des grandes entreprises industrielles, où les salaires sont supérieurs de 20% à la moyenne de la branche. Le secteur secondaire est en perte de vitesse (il représente moins de 30% des emplois).Les PME sont le principal moteur en termes de création d’emplois. Cette situation s’explique par des changements structurels depuis une trentaine d’années: les syndicats, organisés par grands secteurs économiques (industrie, services...), peinent à prendre en compte les situations particulières des branches qu’ils représentent et des entreprises d’une même branche. Le syndicat de services Ver.di n’a pas gagné son pari: devenir le partenaire incontournable du patronat dans le secteur tertiaire, où les PME, aux intérêts encore plus disParates que dans l’industrie, sont largement majoritaires. Résultat: près de la moitié des entreprises ne sont plus soumises à ces mécanismes de régulation. Dans les nouveaux Länder, ce chiffre s’élève à 90%.

Le fédéralisme est lui aussi en crise : les égoïsmes régionaux et la guerre ouverte entre le Bundesrat (chambre où siègent les représentants des régions), aux mains de l’opposition, et le Bundestag ont entraîné des blocages institutionnels à la suite du refus de voter des lois approuvées au niveau national par la majorité et l’opposition. Une commission pour définir la nouvelle répartition des pouvoirs entre l’Etat et les Länder a été instituée en 2004 et devrait en théorie remettre ses conclusions cet été. Mais les législatives anticipées ont gelé le débat.

En 2003, Gerhard Schröder a proposé une série de mesures d’austérité, l’Agenda 2000, pour imposer une cure d’amaigrissement aux dépenses sociales: coupes claires dans les dépenses maladie et les retraites pour relancer la croissance via une diminution des prélèvements, plus grande flexibilité du marché du travail réclamée par les entreprises pour encourager l’embauche. Des réformes qui, selon le gouvernement, devraient permettre au pays de trouver de nouvelles marges de manoeuvre pour améliorer sa compétitivité et investir dans des secteurs jugés prioritaires, telles la recherche et l’éducation.

Pouvoirs syndical et politique en crise

Les patrons se sont évidemment engouffrés dans la brèche. Quant aux syndicats, sous la menace de délocalisations ou de suppressions d’emplois, ils ont dans des conflits récents accepté de revoir à la baisse leurs revendications: stagnation des revenus et mise en place d’une nouvelle grille de salaires moins avantageuse pour les nouveaux embauchés chez Volkswagen, augmentation de la durée hebdomadaire de travail sans augmentation de salaires chez Siemens... La perte de pouvoir des syndicats, qui ont approuvé les dernières réformes du système de protection sociale, a provoqué une crise de confiance de la société à leur égard: en dix ans, le nombre de salariés syndiqués est passé de 30 % à 20 %. Cette défiance se retrouve vis-à-vis des partis politiques et des institutions en général: celles-ci ne seraient plus capables de maintenir le sentiment d’appartenance collectif dans un pays vieillissant (en 2030, les plus de 60 ans constitueront la moitié de la population) et inquiet pour son avenir. La remise en question des équilibres d’après-guerre nécessite la redéfinition d’un pacte social. L’influence du modèle rhénan (lire encadré), présenté comme une alternative au modèle anglo-saxon, le poids économique de l’Allemagne donnent une grande importance à la réponse outre-Rhin. Qui engage une partie de l’Europe.

Martin Koopmann : La CDU n’a pas de plan B sur l’Europe

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