L’Est est passé à l’Ouest

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Emergence d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, haut niveau d'éducation: la capacité d'adaptation des sociétés d'Europe centrale est forte. Mais leur avenir dépend aussi de l'intégration de tous les "perdus" de la transition.

Les symboles en disent long sur la marche des sociétés. L’installation de la Bourse de Varsovie dans les anciens locaux du Comité central du Parti ouvrier polonais est de ce ceux-là. C’était le seul immeuble à disposer d’un système de communication performant. Mais l’anecdote rappelle à quel point le passé et le présent se sont enchevêtrés en Europe centrale. Car il y eut là, en 1989, une révolution politique sans séisme social. De fait, le communisme a implosé plus qu’il n’a été renversé. Et partout, les hommes au pouvoir ont volontairement rendu les armes au terme de négociations "à l’amiable" avec les dissidents. La décommunisation n’a donc pas eu lieu. L’administration n’a guère été épurée, les anciennes élites n’ont été que fort peu inquiétées. Et, passé les quelques mois du basculement, un étonnant calme social s’installa. Occupées à apprivoiser les temps nouveaux, les populations ont délégué à l’Etat et aux élites le pouvoir de mener le changement.

Zoom Pavel, étudiant tchèque

Il vient d’entrer en dernière année à l’Ecole supérieure de commerce de Prague. Mais Pavel, 23 ans, n’a rien en commun avec les apprentis businessmen qui émergeaient en République tchèque, il y a dix ans. Ceux-là pensaient que l’avenir serait radieux et que le monde leur appartiendrait. Pavel, lui, n’en croit rien. Depuis trois ans, le jeune homme reçoit avec scepticisme l’enseignement théorique de professeurs formés sous le communisme et chantant avec le zèle des convertis les vertus de l’ultralibéralisme et de ses opportunités pour les plus compétents. Mais Pavel n’est pas convaincu. L’étudiant en marketing peste contre l’abandon des stages obligatoires en entreprises, juste après la chute du communisme, "au moment même où nous en avions le plus besoin!". Il a d’ailleurs décidé de travailler à temps partiel pendant sa dernière année d’études, "seul moyen" à ses yeux d’éviter la litanie de CDD qu’égrènent désormais tous les jeunes diplômés. Même s’il prend ainsi le risque d’échouer à l’examen final, et que sans diplôme, pas d’embauche. De toute façon, même avec le diplôme...: "Les entreprises valorisent de moins en moins le travail qualifié. Les gens sont de plus en plus interchangeables. Le seul moyen de s’en tirer, c’est d’acquérir ce petit plus de qualification que les autres n’ont pas: un diplôme très reconnu, des stages, le mieux étant une expérience de quelques années à l’étranger." Pavel tente aussi de décrocher une bourse dans une université américaine pour préparer un MBA, capitalisant sur sa parfaite maîtrise de l’anglais. Sans avoir pour autant l’intention d’émigrer définitivement. A ses yeux, il s’agit simplement d’enrichir encore son CV. Dans un pays où 21% des jeunes sont au chômage, il sait qu’il lui faudra se battre pour se faire une place au soleil.

Alors, la nouvelle société a fait son lit au creux de l’ancienne, progressivement. Il y eut certes bien un avant et un après : la rupture politique de 1989 a produit un "effet révolutionnaire" sur la structure sociale, déclassant du jour au lendemain plus du quart des apParatchiks, mettant en mouvement -vers le haut ou vers le bas- environ 20% des populations actives. Mais c’est sans comParaison avec les effets provoqués par la soviétisation, quand plus de la moitié de la population avait changé de situation.

C’est donc munis des expériences acquises sous l’ancien régime que les Européens de l’Est ont négocié le tournant capitaliste. Rien n’en témoigne davantage que la conversion au business de nombreuses élites communistes. Dans les premières années de la transition, près de 28,2% des nomenklaturistes hongrois, un quart des Polonais, ou 20% des Tchèques sont devenus chefs d’entreprise. Le réseau de contacts et d’amitiés forgé sous le socialisme leur fournit le circuit d’informations, de capitaux, et d’idées indispensables au démarrage.

PIB par habitant par rapport à la moyenne europénne (2004, UE = base 100)

Dans le domaine politique, la rupture fut a priori plus nette: au lendemain de 1989, de nouvelles élites, composées d’hommes venus des oppositions démocratiques et d’anciens technocrates apolitiques, arrivent au pouvoir. Mais depuis, les anciens communistes ont reconquis partout une légitimité par les urnes: leur discours tissant nouvelle fibre libérale et vieille fibre sociale touche des populations souvent attachées à la fois à la liberté et aux "acquis du socialisme".

Ainsi marquées de l’empreinte du passé, les sociétés d’Europe centrale resteront-elles fondamentalement différentes de celles du reste du continent? Voire. 2005 est pour elles à des années-lumière de 1989. La transformation capitaliste a chamboulé la structure socioprofessionnelle et, du même coup, la hiérarchie sociale. Les professions d’entrepreneurs, d’analystes financiers, de gestionnaires, de juristes ou les métiers de services se développent à un rythme accéléré; pendant ce temps, des pans entiers de l’ancienne structure sociale périclitent, à commencer par les ouvriers.

Des sociétés à deux vitesses

Dans ce contexte, nouvelles règles de rémunération obligent, les sociétés d’Europe centrale apParaissent de plus en plus différenciées. Le développement des inégalités salariales est massif partout dans la région. En Pologne, les 20% de salariés les mieux rémunérés gagnent aujourd’hui sept fois plus que les 20% les moins bien lotis. Une situation moins illégitime qu’on ne pourrait le croire aux yeux des populations. Certes, les anciens axiomes comme "à chacun la même récompense" et "à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses possibilités" recueillent toujours un large assentiment. Mais le modèle méritocratique de distribution des revenus, associant la rémunération à la valeur du travail, a de plus en plus la préférence.

Le relatif calme social postcommunisme n’est décidément pas signe d’apathie. Une extraordinaire révolution s’est nichée, ici, au coeur de l’ordinaire. Dans un contexte où l’optimisme pour l’avenir le disputait au pessimisme quant au présent, les ménages ont résisté à la chute du niveau de vie en bricolant au quotidien des solutions faites pêle-mêle de double emploi, d’aides sociales, de petit artisanat domestique, d’emprunts, ou de travail à domicile. Mais, de manière plus positive, la famille a aussi été le lieu de fabrication de certaines stratégies d’ascension sociale, notamment à travers l’investissement scolaire des enfants. Le paysage urbain en porte d’ailleurs l’empreinte, avec la multiplication des écoles supérieures privées. Le décollage de l’économie de marché offre des opportunités considérables, tant il reste de places à prendre dans la structure sociale. Et le niveau d’instruction est l’une des principales clés de cet avenir meilleur. Le gain en rémunération dû à l’acquisition d’un niveau d’éducation supérieur est de 34,8% en République tchèque, de 57,2% en Pologne, de 40,7% en Hongrie. Le pouvoir, l’argent, l’éducation, la satisfaction, le prestige sont de plus en plus corrélés dans l’Europe postcommuniste. Le nouvel ordre social en construction est singulièrement proche de celui des sociétés occidentales.

A mesure que les nouvelles règles du jeu s’inventent ainsi, le passé s’effiloche. Le temps qui s’écoule et les générations qui se succèdent font leur oeuvre transformatrice. Très ouverte aux nouveaux venus, l’élite économique évolue ainsi à vue d’oeil. Au fil des ans, une véritable classe moyenne d’entrepreneurs a émergé, au sein de laquelle les anciens nomenklaturistes s’effacent peu à peu, rejoints par une nouvelle souche de self- made men surgis des villes moyennes, ici un ancien de Solidarnosc, là un ancien militant de l’opposition démocratique hongroise, rejoints aussi par les jeunes sortis des écoles de management.

Mais, source d’opportunités infinies pour les uns, cette nouvelle société est très âpre pour beaucoup d’autres; tous ceux qui ne disposent pas des moyens sociaux ou culturels de faire leur place sous le nouveau soleil sont guettés par l’appauvrissement massif. Les chômeurs, les ouvriers, les mineurs, les agriculteurs, les membres des minorités ethniques, les jeunes et les personnes âgées sont les plus concernés par le risque ou la réalité de l’exclusion. Ce qui ne nous autorise pas pour autant à dresser des catégories d’analyse figées où d’éternels "gagnants de la transition" s’opposeraient à d’éternels "perdants". La fluidité des sociétés d’Europe centrale ne permet pas de dresser le palmarès définitif des vainqueurs et des vaincus du postcommunisme. Car alors, comment classer ces jeunes qui forment partout, avec les populations rurales, les gros bataillons de chômeurs, mais possèdent d’évidence des facultés d’adaptation à l’économie de marché? Le simplisme est d’autant plus malvenu que la réalité sociale de l’Europe centrale se met difficilement en équation statistique: les migrations pendulaires faites d’allers-retours dans les pays voisins et les emplois fournis par l’économie informelle sont des sources de revenus invisibles qui compensent les vicissitudes de la "grande transformation". A vrai dire, il est moins pertinent de parler des perdants que des perdus, dans l’Europe centrale d’aujourd’hui. Ni mal instruits, ni privés de moyens d’action, les ouvriers de la grande industrie encore en cours de restructuration ne figurent pas pour l’heure parmi les grands perdants du postcommunisme. Mais ils sont sans doute parmi les plus déboussolés. Et ce désarroi est certes provoqué par l’angoisse du chômage, mais aussi par la révélation troublante que l’entreprise n’est pas immortelle. Ces hommes voient se dissoudre, avec l’implosion de l’entreprise socialiste multifonctionnelle, leur univers de vie tout entier: finis le sentiment de sécurité garanti, l’organisateur collectif du temps libre et le pourvoyeur de logements, les bons d’achat... La perte des repères n’est pas l’apanage des seuls ouvriers: les enseignants ou les infirmières du public sont tourneboulés par leur déqualification salariale.

Taux de croissance du PIB par habitant (2005, prévision)

La réintégration de ces "perdus" du postcommunisme est l’un des principaux défis qui attendent les pays Europe centrale. L’enracinement d’un nouvel ordre social légitime dépend en partie de la solution qui y sera apportée. Quelles conséquences aura de ce point de vue l’adhésion à l’Union européenne? Il est trop tôt pour répondre. Mais l’un des scénarios les plus probables est celui d’une différenciation accrue des sociétés de l’Est. Les élites politiques, administratives, intellectuelles des nouveaux pays membres se confectionnent au contact de l’Europe de nouvelles destinées : l’on fait salon, carrière à Bruxelles, en s’éloignant peut-être des réalités locales. Mais quel sera le sort du jeune groupe social des entrepreneurs, confronté à des entreprises occidentales plus solides et mieux aguerries aux règles communautaires? Quel sera, surtout, le sort des catégories sociales en cours de déclassement, et qui pourraient l’être davantage si l’intégration devait se traduire par une augmentation du chômage dans certains pays? L’Europe sera d’évidence au coeur des futures mobilisations collectives à l’Est. Avec à la clé, peut-être, le réveil de mouvements sociaux assoupis. Les populations de ces pays ne se résument pas à leur individualisme et à leur soif de consommation. Sous des formes très atomisées, leur protestation n’a jamais cessé. Et le climat social se réchauffe véritablement depuis le milieu des années 90. Les grèves catégorielles pour la défense de l’emploi ou du statut se sont multipliées dans tous les pays, mobilisant des groupes condamnés à changer ou disParaître, des employés de l’industrie d’armement aux mineurs en passant par les infirmières, les sidérurgistes, les paysans, les enseignants. Cette montée des mouvements sociaux servira-t-elle de tremplin aux courants politiques anti-européens? Le risque n’est pas mince dans ces pays politiquement très désenchantés. Malgré l’ancrage institutionnel des libertés, les usages civiques de la démocratie restent atrophiés. Les populations sont massivement convaincues -à 74% en Hongrie, 84% en Pologne, 89% en République tchèque- de n’avoir pas prise sur les décisions qui les concernent et n’ont aucune confiance dans leurs institutions. Et cette distance entre société et pouvoir sera renforcée par l’européanisation, au risque de nourrir bien des crispations identitaires.

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