Entretien

"Les etats-unis sont manipu lés par leurs alliés chiites"

7 min
Faleh Abdul Jabar Politologue. Faleh Abdul Jabar est directeur exécutif de l'Iraq Institute for Strategic Studies (Bagdadet Beyrouth). Il a notamment coordonné Ayatollahs, Sufis and Ideologies : State, Religion and Social Movements in Irak(Saqi Books, Londres, 2002).

Les partis chiites sont aujourd’hui dominants dans le gouvernement irakien et leurs milices sont infiltrées dans les forces de l’ordre. Est-il encore possible de contrer leur influence  ?

Faleh Abdul Jabar. C’est très difficile et cela exigerait du temps, mais c’est faisable. Deux facteurs peuvent y contribuer. D’abord les deux principaux partis qui ont des milices, l’Asrii (Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak) et l’armée du Mahdi de Moktada al-Sadr, ne sont pas seuls sur la scène politique chiite. D’autres acteurs, comme le parti Dawa du Premier ministre Nouri al-Maliki, ou le grand ayatollah Ali al-Sistani, ont une influence significative dans la société et ils seraient favorables à un démantèlement des milices. Par ailleurs, il est possible de jouer sur la rivalité entre l’Asrii et l’armée du Mahdi, de les diviser pour les réduire. J’ai constaté récemment dans le quartier de Sadr City à Bagdad, bastion de l’armée du Mahdi, que les slogans sur les murs visent désormais plus souvent l’Asrii et son chef, Abd al-Aziz al-Hakim que les Etats-Unis, alors que le parti de Moktada al-Sadr se présente depuis 2003 comme un opposant déterminé à la présence américaine.

Le Premier ministre al-Maliki dispose-t-il d’assez d’hommes armés pour soumettre les milices, alors qu’elles ont infiltré les forces de sécurité ?

F. J. Elles n’ont pas infiltré l’armée mais la police, au point qu’aujourd’hui celle-ci semble parfois n’être plus qu’une milice en uniforme. Mais l’armée est équipée uniquement d’armes légères et ce par décision des Etats-Unis, qui estiment qu’elle n’a pas besoin d’armes plus lourdes pour combattre les insurgés sunnites. Cela étant, la voie militaire ne peut suffire à démanteler les milices sunnites et chiites, même si l’usage de la force semble en partie nécessaire, à Bagdad surtout, où se déroule une miniguerre civile qui voit les différentes milices martyriser la population. C’est pour cette raison que l’administration Bush a décidé d’envoyer des troupes supplémentaires en Irak.

Mais est-il envisageable que les troupes américaines s’en prennent aux milices chiites, et surtout à l’Asrii, l’un de leurs principaux alliés au sein du pouvoir irakien ?

F. J. Les Etats-Unis ne combattront pas l’Asrii, parce que son chef Abd al-Aziz al-Hakim est rusé et patient, à la différence de Moktada al-Sadr. Il garde toujours deux fers au feu. Il n’affronte pas les Américains ouvertement et soutient le Premier ministre Nouri al-Maliki, tout en le critiquant avec modération. Al-Hakim présente son mouvement comme le défenseur des chiites contre les exactions des insurgés sunnites antiaméricains. Par ailleurs, il combat l’armée du Mahdi, autre adversaire des Etats-Unis, mais en évitant que cet affrontement entre partis chiites ne dégénère en guerre ouverte. L’Asrii est implantée dans la bourgeoisie et la classe moyenne chiites, dans la technocratie... Elle peut afficher des éléments modérés en son sein. Ce n’est pas le cas de l’armée du Mahdi dont le chef, Moktada al-Sadr, pourtant très radical, apParaît parfois comme le plus modéré dans son propre parti ! Je ne sais pas si les troupes américaines sont disposées à affronter directement l’armée du Mahdi, mais il semble que le Premier ministre Nouri al-Maliki ait conseillé à Moktada al-Sadr d’envoyer certains de ses commandants au sud du pays ou en Iran pour leur sécurité...

L’armée du Mahdi n’est-elle pas la mieux implantée dans la population ?

F. J. C’est, à coup sûr, elle qui fait le plus de bruit, car ses militants occupent la rue à la moindre occasion. Mais cela ne donne pas d’indication précise sur son soutien réel dans la population. Il est même est impossible de savoir quels sont ses effectifs : 10 000 ? 50 000 ? De toute façon, ce n’est pas considérable dans un pays de 26 millions d’habitants. En outre, ses troupes ne sont pas bien organisées, surtout comparées à celles de l’Asrii et son bras armé, la brigade al-Badr. La structure de commandement de l’armée du Mahdi est floue. Chaque commandant local se conduit en petit chef indépendant. Un groupe de quartier, par exemple, attaque un journal parce qu’il n’est pas d’accord avec un article. Et aussitôt, un autre groupe vient arrêter les agresseurs des journalistes et les défère devant Moktada al-Sadr qui les punit. Cela rappelle la guerre civile espagnole, où chaque groupe anarchiste n’en faisait qu’à sa tête.

Au début de l’occupation américaine, Moktada al-Sadr se présentait comme un nationaliste, proche des sunnites antiaméricains. Cette collaboration transconfessionnelle est-elle révolue ?

F. J. Complètement. En 2004, le cheikh Harith Sulayman al-Dari, qui dirige le Comité des oulémas musulmans, le principal parti sunnite opposé à la présence américaine, présentait Moktada al-Sadr comme un héros nationaliste, un militant contre l’impérialisme... Aujourd’hui, il le décrit comme le pire boucher des sunnites ! Moktada al-Sadr a effectué un virage politique total et a mis en avant la défense des chiites après l’attentat des insurgés sunnites contre la mosquée chiite de Samarra en février 2006. Il l’a fait sous la pression de sa base, et aussi de l’Iran dont il est aujourd’hui très dépendant. Bien que Moktada al-Sadr affirme n’attaquer que les fondamentalistes sunnites, ses miliciens s’en prennent de façon indiscriminée aux civils de cette confession. Tout comme de leur côté, les factions sunnites le font avec les civils chiites.

Le grand ayotallah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite du pays, a été sur le devant de la scène politique après de la chute de Saddam. S’en est-il retiré ?

F. J. L’ayatollah Sistani ne s’est avancé sur le devant de la scène politique qu’après la chute du régime baasiste et jusqu’en 2005, en raison de circonstances exceptionnelles : il y avait un vide politique, social, institutionnel... Aujourd’hui, des institutions sont en place et les partis occupent l’espace politique. Le grand ayatollah Sistani ne juge plus sa présence indispensable et il se consacre aux affaires religieuses, mais il continue à condamner régulièrement, et de façon très explicite, les violences confessionnelles contre tous les croyants, sunnites et chiites. Cela étant, les relations entre les fidèles chiites et leurs chefs religieux ne sont pas les mêmes en Irak qu’en Iran, par exemple. Selon un proverbe irakien, les Iraniens veulent que leur grand ayatollah prenne une direction pour pouvoir le suivre, tandis qu’en Irak c’est le grand ayatollah qui attend que les croyants se mettent en marche pour les suivre. C’est en partie une boutade, mais il n’y a pas en Irak un courant significatif comParable à celui de l’ayatollah Khomeiny qui, en Iran, prônait le velayat e-faqih (gouvernement du savant religieux). Ce qui n’empêche pas le fanatisme religieux, sur le plan des moeurs notamment. Dans certaines zones du pays, des groupes fondamentalistes, sunnites et chiites, imposent par les armes le port du voile et la séParation des sexes, interdisent la consommation d’alcool et d’autres pratiques qu’ils condamnent pour des motifs religieux.

Même si George W. Bush a décidé de ne pas suivre son avis, le rapport de la commission américaine Baker-Hamilton a suggéré que les Etats-Unis se rapprochent de l’Iran pour stabiliser la situation en Irak. Quel est le poids de Téhéran aujourd’hui en Irak ?

F. J. Les Iraniens sont très influents, car les frontières entre les deux pays sont poreuses. Ils sont présents de multiples façons, notamment au sud dans la région de Bassora : par les armes qu’ils distribuent, par leurs espions ou encore les associations caritatives qui leur sont liées... Plusieurs acteurs du régime iranien interviennent simultanément en Irak : l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide de la République islamique, Mahmoud Ahmadinejad, le chef de l’Etat ou encore l’establishment religieux chiite. L’armée du Mahdi est aujourd’hui la faction chiite irakienne la plus dépendante de Téhéran, un changement important par rapport à la situation prévalant avant 2003. Sous le régime de Saddam Hussein en effet, les dirigeants de l’Asrii étaient exilés en Iran et dépendaient de son soutien. Aujourd’hui, le mouvement a pénétré les nouvelles institutions irakiennes, placé ses hommes à des postes clés, pris le contrôle de moyens et de ressources de l’Etat... Il peut se passer du soutien de l’Iran. Je dirais même que Téhéran est désormais plus dépendant pour son influence en Irak de l’Asrii, que l’inverse. L’armée du Mahdi, en revanche, a besoin de l’appui iranien. Elle est certes implantée dans des quartiers populaires, mais cela ne lui donne pas de ressources. Et, à la différence de l’Asrii, elle n’a vraiment pas investi l’Etat, puisqu’elle a longtemps refusé de participer aux institutions mises en place sous l’égide de Washington.

L’Iran peut-il mettre un terme aux exactions de l’armée du Mahdi ?

F. J. Téhéran ne peut les stopper net. Mais il pourrait au moins cesser ses livraisons d’armes et faire pression sur Moktada al-Sadr pour qu’il adopte une voie politique, et non militaire.

Propos recueillis par Yann Mens

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