Irak : les milices sunnites retournent leur fusil

7 min

Des tribus sunnites luttent aux côtés des soldats américains et des troupes régulières contre Al-Qaida, dans l'espoir de s'assurer un avenir politique en Irak.

Ils s’appellent désormais "Les Fils de l’Irak". Ce sont peut-être les principaux artisans de la baisse relative des niveaux de violence observée dans le pays, après les sinistres records atteints entre 2004 et 2006 (voir ci-contre). C’est grâce à eux qu’Al-Anbar, province à majorité sunnite, est repassée sous contrôle gouvernemental, que la sécurité s’est améliorée à Bagdad et que des éléments d’Al-Qaida ont été mis hors d’état de nuire. Le 1er octobre 2008, les forces américaines, qui les ont jusqu’ici parrainés, financés et armés, ont transféré la responsabilité d’une partie de cette force au gouvernement irakien. Un passage de témoin qui peut hypothéquer les gains obtenus en deux ans de lutte contre le terrorisme.Les Fils de l’Irak ont un nom commun, mais sont en réalité formés de deux composantes majeures dont la nature, les motivations et les structures sont différentes. La première est la Sahwa ("réveil" en arabe). Ce nom désigne à l’origine une coalition de tribus rurales sunnites de la province d’Al-Anbar qui, à partir de 2005, ont commencé à rompre leurs relations avec Al-Qaida et à changer de camp. Les hommes d’Al-Qaida en Irak, qui dominaient alors la province, utilisaient en effet des méthodes très brutales pour soumettre la communauté sunnite locale à leurs volontés. Ils avaient eu recours, par exemple, à des mariages forcés avec des femmes de la région afin d’acquérir un statut légitime dans les structures tribales irakiennes. Ils ont aussi voulu supplanter les tribus locales dans le business de la contrebande. A partir de 2005, des "Conseils du Réveil" ont été créés dans plusieurs autres provinces du pays (Tamim, Babil, Bagdad, Diyala, Ninive, Salah Al-Din) (voir carte ci-dessous).

Irak : le niveau des violences en baisse depuis fin 2007

La seconde composante majeure des Fils de l’Irak rassemble des combattants issus d’autres provinces qu’Al-Anbar, et plutôt originaires des zones urbaines. Ainsi, les 54 000 hommes des Fils de l’Irak de Bagdad placés récemment sous contrôle du gouvernement étaient en majorité des ex-insurgés anti-amé­ricains.L’argent distribué par les Etats-Unis aux combattants du mouvement a joué un rôle important dans leur ralliement.

Mais au-delà des motivations immédiates des uns et des autres, ce changement d’alliance d’une partie des sunnites correspond plus globalement à une ré­évalua-tion progressive des rapports de force sur la scène politique irakienne : les jours de l’hégémonie sunnite sont passés. L’Irak est dominé, et pour longtemps, par des chiites. Les anciens insurgés ont donc estimé nécessaire de corriger leur erreur d’appréciation initiale : la principale menace sécuritaire à laquelle ils doivent aujourd’hui faire face n’est plus l’armée américaine, mais l’alliance entre des responsables chiites et l’Iran. S’ils se sont alliés aux Etats-Unis, c’est pour garantir les droits de leur minorité et s’assurer un rôle politique significatif dans l’Irak de demain.

Zoom Gaza [factions salafistes armées] : les émules de Ben Laden se heurtent au Hamas

Ils se sont baptisés Jaysh al-Islam ("L’armée de l’Islam"), Fatah Al-Islam ou Jound Allah ("les soldats d’Allah"). Ces nouveaux venus dans la nébuleuse des groupes armés locaux marquent l’irruption d’Al-Qaida sur la scène palestinienne. Depuis deux ans, ces groupuscules, qui se réclament du "djihad global", ont essaimé sur le terreau fertile de la bande de Gaza et se posent comme les véritables opposants au Hamas. Dernier en date, Jaysh Al-Ummah ("l’armée de la nation musulmane") a organisé début septembre un entraînement public devant les caméras. Son leader, Abou Hafss, s’en est pris au Hamas, accusé de "ne pas appliquer la charia ni aucun autre ordre islamique". L’homme a été arrêté peu après et le terrain d’entraînement rasé.

Depuis la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, en juin 2007, ces factions salafistes 1 armées appellent le mouvement islamiste palestinien à proclamer un Emirat sur la bande de Gaza et à lancer une lutte armée sans répit contre Israël. La rhétorique rencontre un certain écho dans les rangs même du Hamas. Dans une vidéo diffusée sur internet et qui a largement circulé à Gaza, Rami Abu Suweirah, membre des Brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, fait repentance pour avoir appartenu au Hamas et condamne la participation du mouvement islamiste aux élections.

Le cas n’est pas isolé. Un autre déçu du Hamas, Abu SuheibAl-Maqdisi, a créé Syouf Al-Haq ("les épées de la vérité"), groupe qui s’est fait connaître par des attentats contre des cybercafés et des salons de coiffure féminins, symboles de la présence occidentale et de "corruption morale".

Entre le Hamas et Al-Qaida, les différences sont grandes.Contrairement aux partisans du djihad mondial - fonda-mentalement opposés à l’idée d’Etat-nation, fût-il islamique -, le Hamas est d’abord un mouvement nationaliste : sa lutte ne concerne que la Palestine. Il n’a jamais porté d’attaque en dehors du territoire israélien. Il a adopté le recoursaux attentats-suicides en 1994, sept ans après sa création. Il s’agissait, expliqua-t-il, de venger les 29 Palestiniens tués à Hébron par un colon israélien pendant la prière au tombeau des Patriarches. La trêve conclue en juin 2008 avec Israël est inconcevable pour les djihadistes, qui ne pardonnent pas non plus au Hamas ses liens avec l’Iran chiite. Pour l’heure, les actions revendiquées au nom d’Al-Qaida dans la bande de Gaza restent très limitées et un scénario à l’irakienne demeure lointain. Un groupe comme Jaysh Al-Islam, même lié au puissant clan familial Doghmush et rendu célèbre par l’enlèvement du correspondant de la BBC Alan Johnston en 2007, ne dépasse sans doute pas un millier d’hommes. "Le Hamas contrôle Gaza par la force et ces groupes n’ont pas vraiment la capacité de passer à l’action, estime Matti Steinberg, ancien responsable du Shin Bet, service de sécurité intérieure israélien. Mais cela peut changer si le territoire retombe dans l’anarchie. Le bande de Gaza compte de nombreux camps de réfugiés impossibles à contrôler, pour le Hamas comme pour Israël", ajoute-t-il, jugeant un gouvernement Hamas à Gaza préférable au chaos qui pourrait résulter de sa chute.

  • 1. Les mouvements salafistes prônent l’imitation méthodique des premiers compagnons du prophète Mahomet. La plupart des salafistes ont une activité religieuse et non militaire. Mais d’autres prônent la lutte armée.

Méfiance mutuelle

Avant la récente intégration d’une partie des Fils de l’Irak dans les structures de l’Etat, les effectifs totaux du mouvement étaient estimés à 100 000 hommes (l’armée comptant de son côté environ 200 000 hommes et la police 400 000), concentrés surtout dans Al-Anbar et Bagdad. Les Fils de l’Irak sont à 80 % sunnites. Mais les 20 % restants sont chiites et sont chargés, notamment, de combattre des milices de leur communauté opposées au gouvernement. Outre leur équipement et leurs armes, les membres des Fils de l’Irak, qui ont entre 18 et 48 ans, ont reçu des forces américaines une solde mensuelle de 300 dollars (240 euros).

S’ils sont une force opérationnelle sur le terrain, les Fils de l’Irak ne constituent pas un acteur monolithique. D’abord, le mouvement s’est formé en plusieurs années, et non sur le coup d’une défection massive dans les rangs de l’insurrection. Ensuite, il n’a pas de structure unifiée de commandement. Son fonctionnement dépend largement de la participation des différents groupes qui l’ont progressivement constitué. Ainsi, le conseil d’Al-Anbar est fondé sur des entités tribales, et le leadership y est confié à des cheikhs sunnites qui, sur le plan idéologique, sont plutôt nationalistes et d’inclination laïque. De leur côté, les anciens insurgés anti-américains sont surtout issus de l’Armée islamique d’Irak, ils restent dirigés par leurs anciens commandants et leur idéologie mêle islamisme et nationalisme.

Al-Qaida en Irak n’est pas restée sans réaction face à la formation des Fils de l’Irak. En septembre 2007, elle a assassiné le cheikh Abdul Sattar Abu Risha, le dirigeant charismatique de la Sahwa d’Al-Anbar, juste après une rencontre avec George W. Bush. Ce meurtre a semé le doute au sein des troupes. Fin 2007, Al-Qaida a lancé une véritable campagne d’assassinats, tuant plusieurs cheikhs dans le but de faire éclater le mouvement. Les pertes dans les rangs des Fils de l’Irak ont dépassé le nombre des morts américains, dissuadant des combattants potentiels de les rejoindre. Enfin, Al-Qaida y a infiltré certains de ses éléments pour accroître la suspicion des milieux chiites à l’endroit de ces combattants et compromettre ainsi leur incorporation progressive dans les forces de sécurité irakiennes.

Le gouvernement et les Fils de l’Irak se méfient les uns des autres. Lorsque les autorités ont fini par inté­grer, non sans réticence, certains de ces combattants dans les forces de sécurité, elles ont réservé ce privilège à la minorité chiite du mouvement. Les autres combattants intégrés dans la fonction publique se sont vu confier des emplois civils et y voient une marque de défiance.

Accéder à l’emploi public

Ce récent transfert de la responsabilité des 54 000 combattants de Bagdad des forces américaines vers le gouvernement irakien suscite nombre d’interrogations. Même si, à terme, tous les groupes des Fils de l’Irak sont intégrés dans les structures de l’Etat, les combattants ne risquent-ils pas d’obéir plutôt à leurs cheikhs et commandants qu’aux autorités officielles ? Et si les autorités ne tiennent pas leur promesse d’accorder à tous ces combattants un emploi public en échange des services rendus dans le domaine sécuritaire, les Fils de l’Irak ne basculeront-ils pas à nouveau en masse dans l’insurrection, relançant les violences intercommunautaires ?

Ce second pronostic paraît peu probable, pour plusieurs raisons. D’abord, étant donné leurs divisions et les rivalités entre leurs chefs, il paraît difficile que les Fils de l’Irak désertent en masse. Chaque cheikh ou commandant hésitera à franchir le pas, par crainte que les autres ne le suivent pas. Ensuite, les ex-insurgés ne peuvent plus compter sur le secret et l’anonymat dont ils bénéficiaient en 2003 : le gouvernement irakien a engrangé de nombreuses informations (anthropométriques, biométriques) sur chacun d’eux. Les autorités irakiennes ont en outre considérablement accru leurs capacités militaires et de contre-terrorisme, de sorte qu’un éventuel conflit tournerait sans doute vite à l’avantage des forces gouvernementales, dominées par les chiites - les Fils de l’Irak ayant un armement très basique. Et en toute hypothèse, si les Fils de l’Irak faisaient défection, il est peu probable qu’ils retourneraient leurs armes contre les militaires américains, car les officiers respectifs des deux forces ont développé de bons rapports, alors que l’hostilité vis-à-vis d’Al-Qaida reste très forte.

Surtout, la perspective d’un véritable rôle politique, et plus seulement sécuritaire, pourrait dissuader la Sahwa d’Al-Anbar, notamment, de rechanger d’alliance. Dans le but de consolider son pouvoir face aux grands partis kurdes, chiites et sunnites de sa majorité - toujours tentés de le renverser -, le premier ministre Nouri Al-Maliki promeut en effet la présence de la Sahwa sur la scène politique. Les chefs des tribus sunnites de la province, il est vrai, ne cachent pas leur mépris pour les responsables politiques de leur propre communauté dans la capitale... En stimulant ainsi la concurrence politique entre leaders sunnites, le premier ministre espère que les voix des électeurs se disperseront entre plusieurs formations et que le bloc sunnite en sortira affaibli. De fait, la commission électorale indépendante serait prête à entériner la participation de la Sahwa aux élections provinciales qui doivent se tenir en 2009.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !