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Exclusion : aider les enfants de la rue (introduction du dossier)

6 min

On les croise dans toutes les capitales d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie. Mendiants aux terrasses des restaurants ; adossés, dans un pas de porte, les yeux hagards et le nez dans une bouteille de colle ; en petits groupes turbulents au moment de s’installer pour dormir aux heures tardives de la nuit ; vendeurs de mouchoirs en papier postés aux carrefours... Cousus de plaies mal soignées, chétifs ou caïds, tour à tour séducteurs, larmoyants, agressifs ou étonnamment graves, les enfants des rues sont devenus partie intégrante du paysage des métropoles en expansion dans les pays pauvres.

Familier, le phénomène n’est pourtant pas simple à quantifier. Personne ne s’accorde sur les ordres de grandeur. L’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) évoque 100 à 120 millions d’enfants des rues à travers le monde - dont 40 millions en Amérique latine, 5 millions en Afrique et 70 millions en Asie. De son côté, l’Union africaine avançait 16 millions pour l’Afrique en 1992, en tablant sur 30 millions dix ans plus tard. D’autres sources s’en tiennent à 30 millions à l’échelle mondiale. Pour l’Egypte par exemple, les estimations vont de 200 000 à un million, alors que Médecins du monde parle de 15 000 pour Le Caire.

Fugueurs, mendiants et travailleurs

L’Unicef, en réalité, se réfère au concept plus large d’enfants "en situation difficile" pour évacuer les connotations négatives de la référence à la rue : vagabondage et déviance diverses... Mais la difficulté tient surtout à distinguer des situations d’une extrême variété. Un enfant seul dans la rue peut être un fugueur, un petit travailleur qui rapporte sa recette chaque soir à la maison, l’élève d’une école coranique en train de mendier, l’enfant d’une famille vivant elle-même dans la rue, un jeune migrant saisonnier qui retournera au village pour les récoltes...

Parmi ces enfants, certains sont en rupture avec leur famille, ne bénéficient plus de l’encadrement d’aucun adulte, vivent nuit et jour dans la rue où ils sont exposés aux intempéries et à la violence. Privés de tout, ils doivent malgré eux, pour survivre, adopter des comportements délinquants. Agir en leur faveur réclame des modalités spécifiques et, pour les qualifier, "enfants de la rue" semble la description la plus neutre et la plus juste. Une appellation à distinguer de celle des "enfants dans la rue", dont à l’inverse les liens avec le monde adulte ne sont pas rompus.

Des organisations en quête de soutiens financiers jouent sur la confusion et avancent des chiffres impressionnants, de dizaines ou de centaines de milliers. Mais quand il s’agit de mettre en place une interven-tion adaptée, il faut en définir précisément les contours. Les chiffres deviennent alors beaucoup moins spectaculaires. Mais quelques milliers d’enfants tentant de survivre dans une ville qui leur est fermée constituent tout de même un phénomène social et un motif de préoccupation.

Zoom Bangui (Centrafrique) : la fin de l’anonymat

Valentin est un des 3 000 enfants des rues de Bangui. Un "godobé", du nom d’un commerçant qui faisait travailler les premiers enfants errant sur les marchés dans les années 1970. Valentin a 10 ans, un ami l’a amené au foyer de l’association Voix du coeur. Après quelques jours d’acclimatation, pendant lesquels il a été nourri et logé, les éducateurs ont tenté d’identifier cet enfant replié sur lui-même. Comme beaucoup, Valentin a fugué après avoir été maltraité. Les éducateurs lui proposent de rester au centre, le temps de tenter une médiation auprès de sa famille. Il acquiesce, mais une semaine plus tard, il s’enfuit.

Valentin était jusque-là inconnu des associations de Bangui. Avec ce premier passage à la Voix du coeur, il sera connu du Réseau en faveur des enfants des rues de Centrafrique. Les informations (son âge, son origine, l’existence éventuelle d’une famille...) sont eneffet partagées entre les sept associations membres, ce qui permet d’essayer de proposer à l’enfant un parcours personnel pour s’en sortir, au lieu d’une addition d’aides ponctuelles qui le maintiennent dans la spirale de la rue. C’est ainsi que Jocelyn, 20 ans, même s’il dort dans la rue, suit une formation en mécanique. Ou que Petula, 14 ans, en plus d’apprendre la couture, est informée sur le sida et la contraception.

L’ampleur que prend le phénomène à Bangui déborde les capacités des associations. D’où l’importance d’établir le contact le plus tôt possible avec les enfants pour préserver les chances de réinsertion dans la famille. Mais les enfants de la rue expriment une défiance à l’encontre du monde des adultes et cette démarche, qui accorde une grande part à la psychologie, est totalement nouvelle. Les éducateurs manquent de formation. Leur volonté et leur patience permettent cependant d’ouvrir le dialogue. Agir en amont serait l’idéal. Déjà, les familles à risque, fragilisées par les séparations, la pauvreté ou les décès liés au sida, sont repérées par les membres des paroisses. Il faudrait renouer les liens de solidarité, renforcer le noyau familial. Mais la pauvreté généralisée (70 % des Centrafricains vivent en-dessous du seuil de pauvreté) rend le défi immense.

Raflés ou massacrés

Au-delà de la querelle sur les chiffres, un point d’accord : le phénomène explose. Bien sûr, les guerres livrent à la rue leur lot d’enfants abandonnés, désorientés. Mais au-delà de ces circonstances exceptionnelles, la prolifération des enfants de la rue accompagne l’explosion des villes du Sud où la réponse aux besoins fondamentaux (santé, éducation, logement) ne peut plus suivre la croissance démographique et le rythme de l’exode rural. La pauvreté urbaine n’est pas la cause directe du départ des enfants hors du foyer. En revanche, elle met sous tension des solidarités traditionnelles érodées par la vie urbaine et surtout des liens familiaux fragilisés.Dans la plupart des cas, les enfants ne sont pas d’abord happés par la rue, séduits par le sentiment de liberté. Ils veulent échapper à une situation familiale intolérable où ils sentent leur intégrité psychologique ou physique en danger. Une bonne partie viennent d’ailleurs de familles recomposées, où le beau-père ou la belle-mère les rejette, où ils sont brimés, battus voire victimes de sévices sexuels. Dans un contexte appauvri, l’enfant-richesse est devenu un enfant-fardeau.

Comment faire face à ce qui est davantage qu’une addition de problèmes individuels ? Les premières réponses des Etats furent répressives (lire l’entretien avec Horst Buchmann, p. 74) : massacres d’enfants avec la complicité de la police brésilienne, rafles dans les capitales africaines. Le travail d’alerte d’ONG internationales dans les années 1980 a heureusement transformé ces enfants-menaces en enfants-victimes. De leur côté, les sciences sociales, les sciences de l’éducation ont relativisé les élans un peu trop compassionnels d’initiatives portées par des institutions religieuses ou des épouses de familles fortunées (ou de chefs d’Etat). Généreuses, mais parfois démunies devant des enfants aux personnalités trop autonomes, forgées dans l’adversité du monde de la rue. Ou instrumentalisées, par des enfants attirés par une assistance sans projet éducatif.

Zoom Kinshasa (RD Congo) : enfants "sorciers", boucs émissaires

Dans Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, où la guerre - qui sévit depuis 1998 à l’Est - et la longue décomposition économique et politique ont déjà jeté des milliers de gamins hors de chez eux, une nouvelle catégorie d’enfants des rues est apparue depuis le début des années 2000 : les enfants sorciers. Véritables boucs émissaires des malheurs familiaux, rendus responsables du chômage, de la sécheresse, des maladies, ils n’ont souvent pas plus de 10 ans.

Ces enfants sont pris pour cibles dans un ordre familial mis à mal par l’urbanisation et l’évolution des moeurs, sur fond de pauvreté. En effet, selon une enquête 1, 80 % des enfants dits "sorciers" viennent d’une famille où le chef de ménage n’est pas leur parent biologique. Accessoirement, leur exclusion permet d’avoir une bouche en moins à nourrir. Mais Rémi Mafu, directeur d’un réseau d’éducateurs d’enfants de la rue, lui, pointe du doigt la responsabilité des Eglises de réveil (une des formes d’Eglise évangélique les plus répandues au Congo) que fréquentent les familles de 75 % des enfants concernés.

"Quand les familles ont des problèmes, elles vont voir leur pasteur, qui leur dit : "Un de vos enfants est sans doute un sorcier", explique Rémi Mafu. Le pasteur leur propose alors de l’exorciser, ils lui versent des sommes folles, et évidemment, ça ne marche pas." Sous la pression de l’entourage, l’enfant est alors rejeté par sa famille, avec souvent menaces et violences à l’appui.

Stigmatisé, le proscrit n’a en général qu’une idée en tête : réintégrer sa famille. Mais pour les travailleurs sociaux, réunir parents et enfants n’est pas chose aisée. Car aux yeux des adultes, oser récupérer leurs enfants signifie prendre le risque de se couper de leur communauté. L’enfant est rejeté même par ses camarades, car il porte sur lui la culpabilité d’être un "sorcier". "Si nous laissons les familles aux mains des pasteurs, nous ne pourrons pas enrayer le phénomène", analyse Rémi Mafu. Offrir une écoute à la misère des parents démissionnaires, tel est l’objectif désormais des ONG congolaises.

  • 1. "La violence faite à l’enfant dit sorcier à Kinshasa", de Perpétue Madungu Tumwaka, Institut national de la statistique, Kinshasa.

Renouer avec la famille

De nouvelles approches ont cherché à fonder la démarche de réinsertion sur le potentiel des enfants et les ressources de la rue. Sans toujours éviter l’excès inverse à la victimisation absolue : des enfants idéalisés en "héros" de la ville, et leur univers érigé en "société alternative". Or la rue reste un endroit où ces enfants désespèrent et souffrent, où ils sont maltraités, où ils meurent, où ils sont privés de ce qui est nécessaire à leur développement. Et qu’ils ne peuvent pas quitter seuls.

Reste que bâtir un parcours de sortie de la rue demande beaucoup d’habileté et de temps. Formulées dans des styles propres à chaque organisation, les démarches les plus élaborées aujourd’hui se déclinent généralement en trois étapes. D’abord, un premier travail au plus près des enfants, qu’il faut rejoindre. Il ne s’agit pas d’aménager le quotidien et de rendre la vie dehors "confortable", mais bien de répondre aux urgences notamment médicales, et par la même occasion d’engager un dialogue avec l’enfant. De l’amener peu à peu à prendre conscience de l’impasse dans laquelle il se trouve et de lui redonner un espoir crédible d’une autre vie.

Zoom Repères : deuxième génération

Il n’existe pas d’étude globale du profil sociologique des enfants de la rue. Mais une série d’études locales dont il ressort quelques traits. Les préadolescents (10-16 ans) constituent la majorité, et il s’agit pour la plupart de garçons. Les observateurs relèvent une présence plus nombreuse de jeunes enfants, de 5 ou 6 ans. Par ailleurs, alors que les filles représentaient une faible proportion, leur part dépasse les 25 % et atteint presque la moitié dans certains contextes. Conséquence alarmante de cette féminisation : l’apparition d’enfants de la rue de deuxième génération !

L’étape suivante est d’amener l’enfant à sortir de son milieu, à se rendre dans un centre de jour par exemple, où lui sont proposées des activités grâce auxquelles il va se resocialiser et reprendre confiance en lui.Les plus vulnérables, les petits, les filles, doivent alors être rapidement intégrés dans des foyers. Les autres doivent au minimum être impliqués dans une relation aussi stable que possible avec des adultes. La protection et l’écoute vont permettre de mesurer les chances de renouer le contact avec la famille. Une aide financière peut faciliter le retour de l’enfant, mais si le rejet persiste ou si l’enfant est en danger, l’argent ne sera d’aucune aide.

La troisième étape, c’est l’hébergement durable, la rescolarisation, l’acquisition d’une compétence permettant la réinsertion sociale. Ce schéma a naturellement vocation à se dérouler selon le rythme et la personnalité de l’enfant, partie prenante du projet. Mais surtout, il bute sur la difficulté de trouver une situation professionnelle stable dans des économies urbaines de survie, où l’économie informelle est saturée. L’idéal serait de travailler sur les causes en amont - pauvreté urbaine et rurale, faiblesse des systèmes scolaires, délitement des liens familiaux - y compris par des politiques macro-économiques, mais, faute de moyens, les organisations engagées auprès des enfants des rues doivent se contenter d’essayer d’atténuer les conséquences.

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