Exclusion : aider les enfants de la rue (introduction du dossier)
On les croise dans toutes les capitales d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie. Mendiants aux terrasses des restaurants ; adossés, dans un pas de porte, les yeux hagards et le nez dans une bouteille de colle ; en petits groupes turbulents au moment de s’installer pour dormir aux heures tardives de la nuit ; vendeurs de mouchoirs en papier postés aux carrefours... Cousus de plaies mal soignées, chétifs ou caïds, tour à tour séducteurs, larmoyants, agressifs ou étonnamment graves, les enfants des rues sont devenus partie intégrante du paysage des métropoles en expansion dans les pays pauvres.
Familier, le phénomène n’est pourtant pas simple à quantifier. Personne ne s’accorde sur les ordres de grandeur. L’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) évoque 100 à 120 millions d’enfants des rues à travers le monde - dont 40 millions en Amérique latine, 5 millions en Afrique et 70 millions en Asie. De son côté, l’Union africaine avançait 16 millions pour l’Afrique en 1992, en tablant sur 30 millions dix ans plus tard. D’autres sources s’en tiennent à 30 millions à l’échelle mondiale. Pour l’Egypte par exemple, les estimations vont de 200 000 à un million, alors que Médecins du monde parle de 15 000 pour Le Caire.
Fugueurs, mendiants et travailleurs
L’Unicef, en réalité, se réfère au concept plus large d’enfants "en situation difficile" pour évacuer les connotations négatives de la référence à la rue : vagabondage et déviance diverses... Mais la difficulté tient surtout à distinguer des situations d’une extrême variété. Un enfant seul dans la rue peut être un fugueur, un petit travailleur qui rapporte sa recette chaque soir à la maison, l’élève d’une école coranique en train de mendier, l’enfant d’une famille vivant elle-même dans la rue, un jeune migrant saisonnier qui retournera au village pour les récoltes...
Parmi ces enfants, certains sont en rupture avec leur famille, ne bénéficient plus de l’encadrement d’aucun adulte, vivent nuit et jour dans la rue où ils sont exposés aux intempéries et à la violence. Privés de tout, ils doivent malgré eux, pour survivre, adopter des comportements délinquants. Agir en leur faveur réclame des modalités spécifiques et, pour les qualifier, "enfants de la rue" semble la description la plus neutre et la plus juste. Une appellation à distinguer de celle des "enfants dans la rue", dont à l’inverse les liens avec le monde adulte ne sont pas rompus.
Des organisations en quête de soutiens financiers jouent sur la confusion et avancent des chiffres impressionnants, de dizaines ou de centaines de milliers. Mais quand il s’agit de mettre en place une interven-tion adaptée, il faut en définir précisément les contours. Les chiffres deviennent alors beaucoup moins spectaculaires. Mais quelques milliers d’enfants tentant de survivre dans une ville qui leur est fermée constituent tout de même un phénomène social et un motif de préoccupation.
Raflés ou massacrés
Au-delà de la querelle sur les chiffres, un point d’accord : le phénomène explose. Bien sûr, les guerres livrent à la rue leur lot d’enfants abandonnés, désorientés. Mais au-delà de ces circonstances exceptionnelles, la prolifération des enfants de la rue accompagne l’explosion des villes du Sud où la réponse aux besoins fondamentaux (santé, éducation, logement) ne peut plus suivre la croissance démographique et le rythme de l’exode rural. La pauvreté urbaine n’est pas la cause directe du départ des enfants hors du foyer. En revanche, elle met sous tension des solidarités traditionnelles érodées par la vie urbaine et surtout des liens familiaux fragilisés.Dans la plupart des cas, les enfants ne sont pas d’abord happés par la rue, séduits par le sentiment de liberté. Ils veulent échapper à une situation familiale intolérable où ils sentent leur intégrité psychologique ou physique en danger. Une bonne partie viennent d’ailleurs de familles recomposées, où le beau-père ou la belle-mère les rejette, où ils sont brimés, battus voire victimes de sévices sexuels. Dans un contexte appauvri, l’enfant-richesse est devenu un enfant-fardeau.
Comment faire face à ce qui est davantage qu’une addition de problèmes individuels ? Les premières réponses des Etats furent répressives (lire l’entretien avec Horst Buchmann, p. 74) : massacres d’enfants avec la complicité de la police brésilienne, rafles dans les capitales africaines. Le travail d’alerte d’ONG internationales dans les années 1980 a heureusement transformé ces enfants-menaces en enfants-victimes. De leur côté, les sciences sociales, les sciences de l’éducation ont relativisé les élans un peu trop compassionnels d’initiatives portées par des institutions religieuses ou des épouses de familles fortunées (ou de chefs d’Etat). Généreuses, mais parfois démunies devant des enfants aux personnalités trop autonomes, forgées dans l’adversité du monde de la rue. Ou instrumentalisées, par des enfants attirés par une assistance sans projet éducatif.
Renouer avec la famille
De nouvelles approches ont cherché à fonder la démarche de réinsertion sur le potentiel des enfants et les ressources de la rue. Sans toujours éviter l’excès inverse à la victimisation absolue : des enfants idéalisés en "héros" de la ville, et leur univers érigé en "société alternative". Or la rue reste un endroit où ces enfants désespèrent et souffrent, où ils sont maltraités, où ils meurent, où ils sont privés de ce qui est nécessaire à leur développement. Et qu’ils ne peuvent pas quitter seuls.
Reste que bâtir un parcours de sortie de la rue demande beaucoup d’habileté et de temps. Formulées dans des styles propres à chaque organisation, les démarches les plus élaborées aujourd’hui se déclinent généralement en trois étapes. D’abord, un premier travail au plus près des enfants, qu’il faut rejoindre. Il ne s’agit pas d’aménager le quotidien et de rendre la vie dehors "confortable", mais bien de répondre aux urgences notamment médicales, et par la même occasion d’engager un dialogue avec l’enfant. De l’amener peu à peu à prendre conscience de l’impasse dans laquelle il se trouve et de lui redonner un espoir crédible d’une autre vie.
L’étape suivante est d’amener l’enfant à sortir de son milieu, à se rendre dans un centre de jour par exemple, où lui sont proposées des activités grâce auxquelles il va se resocialiser et reprendre confiance en lui.Les plus vulnérables, les petits, les filles, doivent alors être rapidement intégrés dans des foyers. Les autres doivent au minimum être impliqués dans une relation aussi stable que possible avec des adultes. La protection et l’écoute vont permettre de mesurer les chances de renouer le contact avec la famille. Une aide financière peut faciliter le retour de l’enfant, mais si le rejet persiste ou si l’enfant est en danger, l’argent ne sera d’aucune aide.
La troisième étape, c’est l’hébergement durable, la rescolarisation, l’acquisition d’une compétence permettant la réinsertion sociale. Ce schéma a naturellement vocation à se dérouler selon le rythme et la personnalité de l’enfant, partie prenante du projet. Mais surtout, il bute sur la difficulté de trouver une situation professionnelle stable dans des économies urbaines de survie, où l’économie informelle est saturée. L’idéal serait de travailler sur les causes en amont - pauvreté urbaine et rurale, faiblesse des systèmes scolaires, délitement des liens familiaux - y compris par des politiques macro-économiques, mais, faute de moyens, les organisations engagées auprès des enfants des rues doivent se contenter d’essayer d’atténuer les conséquences.