Europe : la tentation du chacun pour soi

11 min

Alors qu'en avril, le G20 doit repenser les règles du jeu économique et que les Européens s'apprêtent à élire leur Parlement début juin, la crise réveille les tentations de repli national.

La crise économico-financière qui ravage la planète depuis l’automne dernier n’a pas épargné l’Europe, contrairement aux premières proclamations de la plupart de ses dirigeants, selon lesquels le naufrage était avant tout une affaire américaine. A l’approche des élections de juin pour le renouvellement du Parlement de Strasbourg, les discours ont bien changé : alors que la récession, dans les pays de la zone euro, a dépassé celle des Etats-Unis au dernier trimestre de 2008 (moins 1,5 % de ce côté de l’Atlantique; moins 1 % de l’autre), plus question aujourd’hui de nier que le Vieux Continent soit au coeur d’une tourmente dont plus personne ne se hasarde à prédire l’intensité ou la durée. Les seules prévisions concordantes concernent l’augmentation galopante du chômage qui devrait bondir à plus de 10 % d’ici un an chez les mieux lotis des Européens ; avec, bien sûr, une intensification des revendications sociales qui ont déjà entraîné de graves troubles non seulement en Grèce mais aussi dans des pays de l’ancien empire soviétique, comme la Lettonie, la Lituanie et la Bulgarie, où les classes moyennes émergentes sont menacées d’être renvoyées à leur statut antérieur. Et, cerise sur le gâteau, la menace d’une faillite de certains pays particulièrement endettés comme la Grèce, l’Irlande et l’Italie, qui doivent déjà emprunter à des taux doubles de ceux consentis à leurs voisins.

Apathie de la commission européenne

Loin d’avoir contribué à resserrer les rangs européens, le péril commun a au contraire réveillé de vieux démons à peine assoupis : égoïsme nationaux, tentations protectionnistes, divergences sur la nécessité d’une gouvernance économique commune et sur l’avenir institutionnel, politique et diplomatique de l’Union, mépris de certains des Etats "fondateurs" pour les derniers entrants ouvertement soupçonnés d’être "obsédés par le péril russe" (une incompréhension résumée en 2003 par les néoconservateurs américains dans les concepts de "vieille Europe" et de "nouvelle Europe"), interrogations sur les rapports à établir avec les Etats-Unis de Barak Obama. Et cette liste est loin d’être exhaustive... Autant de facteurs qui font craindre une montée du vote eurosceptique version souverainiste lors des élections européennes de juin.

L’état des lieux européens doit aussi prendre en compte deux événements purement conjoncturels : le fait que la présidence du Conseil européen, par le biais de la rotation semestrielle de rigueur tant que le traité de Lisbonne ne sera pas ratifié par les Vingt-Sept 1, soit échu successivement à des hommes aussi diamétralement opposés que Nicolas Sarkozy (jusqu’au 31 décembre dernier) et Václav Klaus (jusqu’au 30 juin 2009), le président de la Répu-blique tchèque 2. L’activisme, le volontarisme et l’unilatéralisme dont a fait preuve Nicolas Sarkozy pendant sa présidence (et l’interminable période de transition aux Etats-Unis) ont, certes, été mal vécus par bon nombre de ses partenaires européens mais la gravité de la situation et l’apathie de la Commission - à commencer par celle de son président, le Portugais José Manuel Durão Barroso - ont fait taire la plupart des critiques : en s’emparant sans crier gare du drapeau européen, Sarkozy obligeait ses partenaires à le suivre ou à grogner seuls dans leur coin. Ainsi en est-il allé de l’intervention du président de la République dans l’affrontement entre la Russie et la Géorgie au sujet de l’Ossétie du Sud : la médiation française, présentée comme un grand succès par l’Elysée, fut brouillonne et imprécise ; et elle fit la part belle à Moscou, qui s’empressa de proclamer l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie - non sans y multiplier au moins par deux le stationnement de ses effectifs militaires. Ces décisions russes étaient purement unilatérales et manifestement contraires à l’esprit, sinon à la lettre, des tractations hâtives qui avaient été menées avec Paris. Mais la France a finalement préféré les ignorer, au grand dam d’anciens satellites soviétiques comme la Pologne ou les pays baltes, même s’ils ont mis depuis lors une sourdine à leurs récriminations.

La méthode Sarkozy, appliquée à la crise financière, fit également d’autant plus merveille que les Etats-Unis en étaient alors réduits à l’impuissance et que le président français a l’art de masquer ses déconvenues : le plan bancaire laborieusement adopté à l’automne par les Vingt-Sept se révèle aujourd’hui notoirement insuffisant, tout comme une coordination européenne qui a volé en éclat au profit du "chacun pour soi" de rigueur à Londres comme à Berlin. Si Gordon Brown et Angela Merkel ont leurs responsabilités dans cet échec, Nicolas Sarkozy a aussi les siennes. Dire que sa volonté de s’autoproclamer président de l’Eurogroupe après le 1er janvier a provoqué bien des irritations chez ses partenaires relève de l’euphémisme... Même chose lorsqu’il a vivement critiqué, dans son entretien télévisé du 5 février dernier, la politique économique britannique, affirmant notamment que la baisse de la TVA de 2 % décrétée par Gordon Brown ne servait à rien et que l’industrie britannique était en ruines. Il dut, dès le lendemain, faire amende honorable lors d’une conversation téléphonique avec le premier ministre britannique après qu’on lui eut démontré, statistiques à l’appui, que les parts des industries britannique et française dans le PIB des deux pays étaient à peu près équivalentes. Quitte, bien sûr, à affirmer à son interlocuteur que ses propos avaient été mal retranscrits par la presse britannique...

Guerre ouverte

Avec Prague, le ton utilisé par Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs est bien plus violent. Et pas question de présenter des excuses, car les escarmouches ont fait place à une guerre ouverte. "Ils font ce qu’ils peuvent", dit en public et avec commisération le président français lorsqu’il évoque la République tchèque "qui n’a même pas adopté l’euro" et qui entend, comme la Pologne voisine, ne répondre à la déferlante de la crise que par une politique d’austérité. "Il veut être le président permanent de l’Europe", rétorque Václav Klaus, qui dénonce régulièrement le "socialisme" de la construction européenne et qui a interdit que le drapeau européen soit présent sur sa résidence du château de Prague. Les querelles peuvent être mesquines, comme lorsque Nicolas Sarkozy s’est opposé à la présence du premier ministre tchèque au sommet organisé le 18 janvier à Charm el-Cheikh pour promouvoir un cessez le feu à Gaza. "Ils n’ont rien à y faire", a fait valoir le Quai d’Orsay qui considère, avec de vrais arguments, la République tchèque comme une alliée inconditionnelle d’Israël. Au final, Angela Merkel a imposé - non sans mal - la présence du premier ministre tchèque au dîner organisé à Jérusalem à l’issue du sommet. "L’UE devait être présente", a fait savoir la chancelière en rappelant que Prague présidait le Conseil européen depuis le 1er janvier.

L’escalade a continué après l’annonce par l’Elysée d’un plan d’aide de plus de six milliards d’euros à l’industrie automobile française en échange d’un gel de l’outil de production, du maintien des effectifs actuels et l’engagement de la fabrication en France des futurs véhicules électriques. Mais les Tchèques et les Slovaques ne furent pas seuls à dénoncer une démarche protectionniste. Pour la Commission européenne, garante de la pérennité du marché intérieur, les exigences françaises "sont contraires aux règles du marché unique car elles constituent un obstacle à la liberté d’établissement dans l’Union". Son président José Manuel Barroso, habituellement plus que prudent, y est allé également de son commentaire, appelant les dirigeants européens à "lutter contre le nationalisme économique, contre le protectionnisme interne, contre toutes les formes de populisme et d’extrémisme". Insensible aux arguments du président français pour qui "il n’est absolument pas anormal de souhaiter, avec l’ensemble des contribuables, faire fabriquer les nouveaux moteurs dans les usines de France", la chancelière Angela Merkel est manifestement du même avis que la Commission puisqu’elle a déclaré vouloir que les aides à l’industrie automobile soient "justes et équitables". Pas étonnant : les exportations constituent 40 % du PIB allemand et la chancelière jouera sa reconduction au pouvoir lors des élections législatives de septembre prochain.

Face à Moscou, Washington veille

Nicolas Sarkozy risque, sur ce dossier, de subir un échec. D’autant plus que sa ministre de l’économie, Christine Lagarde, ne l’a pas vraiment aidé en déclarant au Forum de Davos que "le protectionnisme peut être un mal nécessaire en temps de crise". Avec la crise, pourtant, est revenu le souvenir de la dépression des années 1929-1930, aggravée d’abord par la forte hausse des intérêts américains puis par les mesures protectionnistes draconiennes adoptées par le Congrès américain. Elles étaient dictées par la loi Smoot-Hawley qui imposait une taxe de plus de 50 % sur 3 200 produits importés. Cette décision allait entraîner, outre une exacerbation de tous les nationalismes, des mesures de rétorsion de la part de la plupart des pays industrialisés de la planète, réduisant de plus de 60 % le flux du commerce international entre 1929 et 1932, de 35 % la production industrielle des Etats-Unis et de l’Europe, portant le chômage en Allemagne à 30 %, acculant à la faillite la plupart des pays latino-américains.

La situation est aujourd’hui différente du fait de la globalisation de l’économie. Mais le péril demeure : la Russie et l’Inde viennent d’augmenter considérablement leurs taxes sur les importations de voitures et d’acier alors que le Congrès américain, malgré l’opposition du président Barak Obama, a tenté d’introduire une clause protectionniste (Buy american : "achetez américain") dans le plan de relance de 800 milliards de dollars. La généralisation de mesures protectionnistes ne manquerait pas, par ailleurs, de porter un rude coup à la construction européenne ; d’où la nécessité pour les gouvernements européens de résister aux pressions politiques internes favorables à des mesures protectionnistes. Le plus à l’épreuve, jusqu’à présent, est Gordon Brown, qui a dû faire face à des mouvements sociaux hostiles à l’emploi de travailleurs italiens et portugais sur différents sites énergétiques. Mot d’ordre des manifestants : "UK jobs for British workers" ("des emplois britanniques pour des travailleurs britanniques"). Un slogan popularisé par l’extrême droite d’outre-Manche, mais que Gordon Brown lui-même avait eu le tort d’utiliser notamment lors du dernier congrès travailliste, alors que le chômage n’était pas un problème. Or on estime que la Grande-Bretagne comptera trois millions de chômeurs dans un an, contre 1,60 million fin 2007, et ceci malgré le départ de centaines de milliers de travailleurs polonais.

Autre sujet majeur qui sera au coeur des réunions de préparation du sommet des chefs d’Etat du G20, le 2 avril à Londres : une plus grande régulation et transparence des activités financières internationales. Une "moralisation" du capitalisme qui laisse songeurs bien des experts. Ce n’est que le lendemain, lors de la célébration du soixantième anniversaire de l’Otan, à Strasbourg, que seront abordées officiellement les nouvelles relations transatlantiques. En fait, ces questions auront été déblayées auparavant en coulisses : bien que peu enthousiastes, les Européens auront dû accepter de servir de terre d’accueil à la soixantaine de prisonniers de Guantanamo jugés in fine innocents mais qu’il est impossible de renvoyer dans leur pays d’origine où ils seraient persécutés (exemple : les prisonniers ouïgours que Pékin ne manquerait pas, au mieux, d’emprisonner). Autre pilule difficile à avaler en période de crise, notamment pour la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, les pays les plus sollicités : une augmentation des contingents européens dans le bourbier afghan, jugée prioritaire par la nouvelle administration américaine ; sinon, à tout le moins, une augmentation de la participation financière aux opérations militaires. La situation sera particulièrement délicate pour un Nicolas Sarkozy qui parle de relancer la défense européenne (après le stationnement d’une brigade allemande en Alsace, une première depuis la guerre) tout en sollicitant la réintégration totale de la France dans l’Otan.

Des relations américano-russes apaisées sont bien accueillies notamment en Allemagne et en France : ni Berlin, ni Paris n’avaient été enthousiasmés par l’installation de stations antimissiles en Pologne et en République tchèque, ou par l’insistance américaine pour faire adhérer sans délai la Géorgie et l’Ukraine à l’Otan. Les projets, chers à George W. Bush, semblent bien gelés par l’administration américaine, sans doute dans l’espoir d’une coopération plus active de la Russie dans le dossier du nucléaire iranien et dans la poursuite des opérations en Afghanistan. Jusqu’à présent, Moscou s’est bien gardé de donner des gages malgré un discours relativement conciliant de Vladimir Poutine au Forum de Davos. Dans le dossier afghan, le Kremlin a même fait monter les enchères en faisant pression sur le Khirghizstan pour qu’il ferme aux appareils américains la base aérienne de Manas (qu’ils utilisent pour approvisionner les GI stationnés en Afghanistan). Mais la Russie aujourd’hui, du fait de la crise et de la baisse des cours du pétrole et du gaz, est en bien plus mauvaise posture qu’hier pour tenir la dragée haute aux Etats-Unis et continuer à bloquer, par exemple, le dossier de la réduction des armements nucléaires que Barak Obama dit vouloir rouvrir. Ce nouveau ton à l’adresse de Moscou n’empêche pas Washington d’insister auprès des Européens pour qu’ils prennent à bras le corps la question de leur indépendance énergétique. L’administration américaine voit en effet d’un mauvais oeil la politique du "chacun pour soi" en vigueur dans la Vieille Europe : de quoi inquiéter en particulier l’Allemagne et l’Italie qui traitent en bilatéral leurs relations énergétiques avec Moscou.

  • 1. Deux pays n’ont toujours pas ratifié le traité de Lisbonne ; l’Irlande a voté non par référendum mais devrait revoter, moyennant quelques accommodements, et la République tchèque a vu ses députés approuver le texte le 18 février, mais il doit encore passer au Sénat puis être signé par le chef de l’Etat.
  • 2. La Suède, qui n’est pas membre de l’Eurogroupe, présidera l’UE au second semestre 2009.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet
Foo Spécial Ukraine
Ukraine

Sanctions économiques contre la Russie : une arme à portée limitée

Eva Moysan