Russie : lui, c’est lui... et moi, c’est moi ?

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La perspective de la présidentielle en 2012 pousse le président Medvedev à se démarquer de son premier ministre. Mais sans s'attaquer pour autant aux bureaucrates corrompus et aux services de sécurité sur lesquels Poutine s'appuie.

Lequel des deux sera candidat à l’élection présidentielle de 2012 ? Plus les jours passent, plus la question devient d’actualité à Moscou. Il y a quelques années, pourtant, il semblait évident qu’en propulsant en 2008 le pâle Dmitri Medvedev à la présidence, Vladimir Poutine ne faisait qu’y dépêcher, par respect formel d’une Constitution qui interdit plus de deux mandats consécutifs, un simple suppléant, peu susceptible de rechigner lorsqu’il serait prié de rentrer dans le rang. Juriste de formation, Medvedev n’apparaissait alors que comme un protégé de Poutine, voire sa marionnette, tant il était étranger à la garde rapprochée du président sortant, formée pour l’essentiel de super bureaucrates issus des services spéciaux soviétiques (FSB).

La situation est maintenant plus compliquée. Interrogé à l’automne dernier sur ses intentions pour 2012, Poutine, aujourd’hui premier ministre, a nié être en compétition avec le président sortant : " Nous nous asseoirons face à face et aurons une discussion. Nous sommes du même sang. " Quelques jours plus tard, Medvedev a surpris son monde avec cette réponse sibylline et passablement impertinente : " Peut-être devrais-je me soumettre à une analyse sanguine pour savoir si nous sommes du même sang." Deux semaines plus tôt, il avait publié un article intitulé " Russie, en avant ! " qui avait toutes les caractéristiques d’un programme électoral axé sur la modernisation du pays. Le tout sur un ton fort peu académique, rarement utilisé dans les sphères du pouvoir. La même année, selon la Banque mondiale, le nombre des Russes vivant en dessous du seuil de pauvreté avait augmenté de près de sept millions pour atteindre 24 millions (17 % de la population). Un phénomène dû en grande partie à la faillite de centaines d’agglomérations dites " mono-industrielles ", dont la survie dépend d’une seule entreprise. Que celle-ci périclite, faute d’investissements, et toute la communauté urbaine sombre dans la misère.

Composition de la Douma depuis 2007

Sans critiquer nommément son (ex ?) mentor, le président russe multipliait les réserves explicites sur les huit années (2000-2008) durant lesquelles Vladimir Poutine a régné sur le Kremlin. C’est ainsi qu’il dénonçait " l’humiliante dépendance " de la Russie vis-à-vis de ses exportations de gaz et de pétrole (seules ressources du pays, avec les ventes d’armes), l’absence d’investissements dans les infrastructures (la Russie n’a pas d’autoroutes et son réseau ferroviaire est aux abois) et l’incapacité du pays à entrer dans " le monde des nouvelles technologies ".

La nature de l’état, sujet tabou

Au passage, Medvedev regrettait les atermoiements de la Russie dans ses négociations avec l’Organisation mondiale du commerce et ses réticences à se prononcer pour de véritables sanctions contre l’Iran dans le dossier nucléaire. Quitte à rester prudent sur la démocratisation, se contentant de souhaiter un système politique " ouvert, flexible et sophistiqué ". Mais en insistant sur les maux de la société russe : déclin démographique (le pays perd environ un million d’habitants tous les ans, voir p. 8), ravages de l’alcoolisme, corruption galopante, mépris des lois, dépendance du judiciaire, survivance d’une " sphère sociale de style soviétique ". Avant de s’interroger : " Allons-nous traîner dans le futur cette économie primitive fondée sur les matières premières et la corruption endémique ? " Autre dissonance avec le discours poutinien : Medvedev s’abstenait de toute dénonciation des " ennemis intérieurs et extérieurs " de la Russie, de toute nostalgie pour l’Union soviétique et ne justifiait pas son entreprise par la volonté de rendre au pays son ancien rôle de grande puissance.

Mais il esquivait une question cruciale : l’Etat russe actuel, contrôlé qu’il est par une bureaucratie corrompue, par d’anciens responsables des services de sécurité, souvent promus aux manettes des entreprises étatiques, et par quelques oligarques aux ordres, cet Etat, donc, est-il capable de mener le combat pour la modernisation de la Russie ? Non, bien sûr, à moins qu’on ne considère comme un modèle de modernisation le programme lancé par Staline après la seconde guerre mondiale pour doter l’URSS de l’arme atomique, qu’a décrit dans ses Mémoires un homme comme Andreï Sakharov : concentration de tous les cerveaux utiles dans des villes secrètes où les chercheurs mobilisés vivaient dans un certain confort, sous la surveillance rapprochée des services. Des oasis de fausse prospérité dans un océan d’archaïsme, de totalitarisme et de répression. Tel n’est pas le projet de Dmitri Medvedev qui ne manque jamais une occasion de condamner Staline et ses crimes. Mais il est manifestement un tabou qu’il ne peut ébranler publiquement : la nature de l’Etat russe mis en place par Vladimir Poutine, dont les héros sont Alexandre le Grand et Staline - qu’il qualifie " d’homme politique efficace qui a laissé la Russie plus grande qu’il ne l’avait reçue ". Medvedev s’en est donc remis à un organisme qu’il contrôle, l’Institut pour le développement contemporain, pour recommander le retour à l’élection des gouverneurs de province (aujourd’hui nommés par l’exécutif), le respect scrupuleux de la Constitution, la fin des entreprises nationales (qui contrôlent la quasi-totalité des ressources naturelles) et la dissolution des services secrets.

Autant de voeux pieux destinés à se briser sur la réalité poutinienne ? Probable, au moins à moyen terme. La chronique des dix derniers mois est plutôt déprimante de ce point de vue. En particulier au chapitre de la corruption (la Russie pointe au 146e rang sur près de 180 pays au palmarès de Transparency International), une pratique qui affecte toutes les strates de la société mais sur laquelle la justice russe continue à fermer résolument les yeux. Un cas récent est éloquent : en avril dernier, le département de la justice des Etats-Unis a révélé une vaste affaire de corruption de la part du constructeur automobile allemand Daimler, accusé d’avoir versé des millions d’euros à des responsables gouvernementaux, provinciaux et municipaux pour les convaincre de se rallier à la marque allemande lors du renouvellement de leurs parcs automobiles. Bien que les noms des bénéficiaires de ces pots-de-vin aient été communiqués à la justice russe, celle-ci n’a pas réagi. Parmi les présumés coupables figuraient des responsables de la flotte automobile du Kremlin et de celle du ministère de l’intérieur... La même impunité a profité à d’autres responsables russes qui ont été " achetés " par l’entreprise téléphonique, elle aussi allemande, Siemens. Ou à d’impor- tants dirigeants corrompus par la branche allemande de Hewlett-Packard, choisie pour informatiser les services du procureur général de Russie...

Cette passivité de la justice, dont profitent bien souvent les auteurs de crimes racistes et les assassins de journalistes gênants, peut se transformer en activisme kafkaïen lorsqu’il s’agit de débarrasser le pouvoir en place de certains de ses adversaires et d’intimider ceux qui seraient tentés d’entrer en dissidence. Le cas de Mikhaïl Khodorkovski est emblématique : enrichi grâce au pillage des richesses naturelles (le pétrole en l’occurrence) pendant les années Elstine (1991-99), Khodorkovski a eu le tort de vouloir garder le contrôle de sa compagnie florissante, Ioukos, au moment où Vladimir Poutine décidait de renationaliser de facto la production de gaz et d’or noir. Il aggrava son cas en se mêlant de politique, finançant ouvertement certaines formations hostiles au Kremlin, subventionnant des médias indépendants, tentant de structurer la société civile. Refusant, contrairement à d’autres " barons voleurs " de s’enfuir à l’étranger, il se vit confisquer sa compagnie et fut condamné, pour fraude fiscale, à huit ans de camp, en 2005, à la suite d’un procès moins que convainquant. Pour éviter sa libération en 2011, ordre est venu de Vladimir Poutine de le poursuivre une nouvelle fois pour des raisons abracadabrantesques. Sans que Dmitri Medvedev, qui a critiqué ce " nihilisme légal " propre à dissuader nombre d’investisseurs étrangers, y puisse grand-chose...

Evolution des naissances et des morts, en milliers de personnes, 1980-2008
Solde démographique, en milliers de personnes, 1980-2008

La vraie criminalité est un autre défi auquel est confronté Medvedev. D’autant plus grand que la police, censée mener le combat, est contaminée par la corruption, le recours systématique à la violence et à l’arbitraire, les fausses accusations, la connivence avec certains chefs mafieux souvent reconvertis en hommes d’affaires, voire en hommes politiques. Résultat : selon un sondage récent, plus des deux tiers des citoyens russes vivent dans la crainte de leur police.

Pour tenter de remédier à cette situation catastrophique, Dmitri Medvedev a annoncé une réforme du ministère de l’intérieur. Il a aussi limogé le chef de la police de Moscou après la mort en détention provisoire d’un jeune avocat auquel ses gardiens avaient refusé toute aide médicale. Ce qui n’a pas empêché le décès, un peu plus tard, d’une femme diabétique qui refusait de passer aux aveux. On peut donc douter que Medvedev parvienne à mener à bien des réformes dont les services spéciaux ne veulent à aucun prix car elles réduiraient considérablement leur pouvoir, et que jamais Vladimir Poutine n’a reprises à son compte. De telles réformes impliquent en outre une véritable révolution culturelle tant, depuis le tsarisme et surtout le stalinisme, les pratiques punitives et de contrôle à la fois brutales, informelles et efficaces qu’il s’agit d’abolir, ont été intégrées par la société qui les considère encore comme la norme. Un exemple : ce n’est que cette année qu’a été officiellement abolie la pratique, instaurée sous Staline, des " flics des camps ", c’est-à-dire la délégation de certains pouvoirs à des prisonniers acceptant de participer à la répression de leurs codétenus.

Staline impardonnable

Depuis quelques mois cependant, même Vladimir Poutine a mis un frein à ses attaques contre " l’ennemi extérieur " de la Russie. Ce nouveau ton, destiné à la consommation extérieure, correspond à la prise en compte tardive de l’arrivée de Barack Obama sur la scène internationale. Un Obama qui à Moscou en juillet 2009 avait souhaité l’avènement d’une Russie " forte, pacifique et prospère " et multiplié les ouvertures diplomatiques pour obtenir un soutien de Moscou dans le dossier du nucléaire iranien. Celui-ci n’est toujours pas acquis, mais la Russie, après avoir confirmé dans sa doctrine militaire que l’Otan restait son principal adversaire, a empoché sans barguigner l’abandon, par Washington, du programme de défense antimissile que George W. Bush voulait installer en Pologne et en République tchèque. Et a accepté de procéder, de concert avec les Etats-Unis, à une modeste réduction de ses armes nucléaires.

Deux événements ont été utilisés par les dirigeants russes pour illustrer leur nouvelle posture. Pour la première fois depuis 1945, des contingents américains, français, britanniques et polonais ont été invités à participer au défilé du 9-Mai commémorant la victoire sur le nazisme ; une victoire jusqu’alors présentée comme essentiellement soviétique. D’où l’importance de la déclaration de Dmitri Medvedev : " La victoire de 1945 une victoire commune. Tous les peuples de l’ancienne Union soviétique y participèrent. Nos alliés permirent de l’abréger. Et aujourd’hui les anciennes République soviétiques et les Etats de la coalition antihitlérienne marchent triomphalement ensemble. " Et alors que le maire de Moscou, Iouri Loujkov voulait décorer la capitale de portraits de Staline, il fut contraint de s’abstenir, tandis que Medvedev stigmatisait une nouvelle fois le " régime totalitaire " de Staline, " auteur de nombreux crimes contre le peuple russe, des crimes qui ne peuvent être pardonnés ".

Poutine avance ses pions

Quelques semaines auparavant, le 7 avril, Vladimir Poutine s’était rendu à Katyn pour commémorer avec le premier ministre polonais Donald Tusk le massacre, en 1940, par la police secrète soviétique de plus de vingt mille officiers et responsables polonais. Et lorsque, quelques jours plus tard, l’avion du président polonais Kaczynski s’écrasa non loin de Katyn, Poutine et Medvedev multiplièrent les égards envers leur ennemi héréditaire. Ces concessions à la vérité historique n’ont sans doute pas été imposées à Vladimir Poutine par Dmitri Medvedev. En bon stratège, l’actuel premier ministre profite surtout d’une embellie internationale pour conforter les positions russes : faire accepter, fût-ce tacitement, son coup de force de l’été 2008 contre la Géorgie ; faire oublier, grâce aux attentats tels ceux commis dans le métro de Moscou en mars, la répression sauvage qui embrase le Caucase du Nord ; pousser ses pions et savourer sa revanche en Ukraine grâce à l’accord militaro- gazier conclu en avril qui permet à la Russie de conserver sa base de Sébastopol jusqu’en 2042. Aux manettes sur tous les dossiers de prestige, Vladimir Poutine a encore de beaux jours devant lui.

Pourcentage des plus de 60 ans 1970-2025
Diminution de la population en âge de travailler en milliers de personnes, 2009-2025

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