Turquie : être turc, musulman et moderne, et alors ?

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Deux Turquies s'affrontent sans qu'aucune ne l'emporte. L'une laïque et méfiante à l'égard du monde. L'autre imprégnée d'islam, ouverte aux libertés politiques et aux échanges économiques, mais aussi des plus conservatrices sur le terrain des moeurs.

Longtemps, la Turquie s’est présentée comme une nation laïque. Cette identité est remise en question aujourd’hui par de nouvelles formes de nationalisme qui sont portées par des réseaux musulmans au pouvoir croissant, bien enracinés dans la vie sociale du pays. Ce nationalisme de nature religieuse est ouvert à la mondialisation, libéral sur le plan économique comme en matière de droits individuels. En revanche, dans le domaine de la culture et des moeurs, il est clairement conservateur.

Le fondateur et premier président de la République turque en 1923, Mustafa Kemal dit Atatürk, voulait créer une société laïque, occidentalisée, culturellement unie dans laquelle les institutions, et notamment l’armée, protégeraient l’Etat, par la force si nécessaire, contre l’étranger bien sûr. Mais aussi contre d’éventuels gouvernements populistes qui sortiraient des urnes et risqueraient de saper les institutions en mettant en avant des identités religieuses ou ethniques porteuses de divisions.

Cette attitude reste très présente en Turquie. Les livres d’école enseignent aux élèves à se prendre garde à " l’ennemi de l’intérieur " comme à " l’ennemi de l’extérieur ". Les ennemis extérieurs, tels que l’Europe (ainsi que les Etats-Unis et Israël désormais) sont soupçonnés de vouloir diviser la Turquie pour mettre la main sur sa terre et ses ressources. La mutilation du territoire ottoman par les puissances européennes durant la Première Guerre mondiale qui a privé la jeune République turque de territoires que l’Empire contrôlait n’est en effet ni oubliée ni pardonnée. Les " ennemis de l’intérieur " sont les citoyens non musulmans du pays, présumés être les pions des pouvoirs étrangers et dont la loyauté est suspecte. Dans cette vision, la communauté nationale turque est fondée sur un sentiment de menace permanente. Si, en parcourant le pays, vous demandez à des hommes ce que signifie pour eux être turc, beaucoup vous répondront : " Nous sommes tous des soldats. "

Aujourd’hui cependant, plus de la moitié de la population du pays a moins de 25 ans. Et pour ces jeunes qui comme ailleurs s’expriment à travers les nouveaux médias, qui naviguent entre consumérisme et militantisme, la nation n’est qu’une aire d’appartenance parmi d’autres. Comme la religion, elle est affaire de choix et d’expression personnels. Face à la mentalité d’assiégé du kémalisme, l’islam séduit parce qu’il apporte un sentiment d’appartenance à des groupes, à des communautés, parce qu’il s’enracine dans des réseaux qui peuvent aider leurs membres à acquérir une éducation, des relations pour réussir matériellement dans la vie. Qui donnent aussi un sens à leur existence individuelle au sein d’une communauté nationale expressément identifiée comme musulmane.

Laïcisme sacralisé

Vue de loin, la société turque apparaît divisée entre des forces militantes laïques d’une part et musulmanes d’autre part. Mais ces appellations sont trompeuses. Car la religion en Turquie s’est progressivement sécularisée. Elle s’est individualisée, privatisée, commercialisée même. Le fait de choisir soi-même son appartenance religieuse, de ne pas suivre aveuglément la tradition, comme le faisaient les générations précédentes, est un signe de modernité musulmane, très valorisé dans la société. La pratique religieuse s’exprime de plus en plus souvent par la participation à des réseaux économiques, par un style de vie, des modes de consommation et de loisir affichés comme musulmans.

Le laïcisme kémaliste, de son côté, s’est progressivement sacralisé. Le sang turc, par exemple, incarne pour lui la nation et est entouré de véritables tabous : en 2008, des lycéens patriotes ont d’ailleurs offert au plus haut chef militaire du pays un drapeau turc peint avec leur propre sang. Quant aux bustes et statues d’Atatürk installés dans tout le pays, ils confèrent au sol sur lequel ils sont posés un caractère sacro-saint et ne peuvent donc être déplacés.

Musulmans free-lance

Ainsi la Turquie se dispute sur le fait de savoir ce qui est sacré pour la nation et quels sont les contours de son identité. La position des uns et des autres prend notamment sa source dans les trois grands changements politiques qui ont transformé la Turquie contemporaine : le coup d’Etat de 1980 qui a décimé la gauche, puis trois ans plus tard l’ouverture de l’économique au marché mondial et enfin, à la même époque, la montée en puissance progressive des partis islamistes, lesquels ont subtilisé à la gauche l’étendard de la justice sociale. L’ouverture économique a bénéficié, entre autres, aux petites et moyennes entreprises de province, souvent propriété de musulmans très pieux. La richesse de cette nouvelle bourgeoisie a créé un marché pour des produits et un mode de vie estampillés comme musulmans. Elle a favorisé une renaissance culturelle islamique dans les romans, les médias, la musique... Pour la première fois dans l’histoire de la République, être musulman pouvait être associé à l’ascension sociale et à la vie urbaine.

L’AKP (Parti de la justice et du développement), héritier modéré de partis islamistes plus anciens qui avaient été interdits par les autorités, symbolise cette identité. Ayant accédé au pouvoir à l’issue du scrutin de 2002, il a été reconduit depuis lors par les électeurs. Même s’il est dirigé par des hommes politiques ouvertement pieux, il se présente comme un parti conservateur, de centre-droit, et vise un public très large. Il trouve écho chez des pratiquants pragmatiques qui s’identifient à des responsables comme le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dans la bourgeoisie musulmane, dans les réseaux éducatifs et économiques mondiaux du prédicateur Fethullah Gülen qui s’apparentent à une forme de franc-maçonnerie, et chez tous ceux que l’on appelle les " musulmans free-lance ", les jeunes croyants qui piochent parmi les diverses formes et communautés de l’islam pour fabriquer leur version personnelle de la religion. Seuls quelques groupes islamistes radicaux restent à l’écart de ce mouvement général.

L’AKP, la bourgeoisie musulmane et des milieux islamiques, comme les Gülenistes, sont de fervents partisans d’une économie mondialisée. Ils soutiennent également la libéralisation politique en Turquie, le rapprochement du pays avec des partenaires étrangers et, dans beaucoup de cas, son intégration dans l’Union européenne que l’AKP a d’ailleurs promue. A l’inverse, les kémalistes les plus durs, nombreux dans l’armée, s’opposent à tout cela au nom d’" une Turquie pour les Turcs ", isolationniste et déconnectée du monde. A leurs yeux, une libéralisation politique et un droit d’expression sans entrave favoriseraient l’expansion du conservatisme islamique. La mondialisation, l’intégration dans l’UE éroderaient les derniers moyens de contrôle de l’Etat sur les identités religieuses et ethniques porteuses de divisions, signant ainsi la fin de la Turquie comme nation cohérente et unitaire.

Qu’en pense l’opinion publique ? Elle est divisée. Dans un récent sondage, 44 % des Turcs se définissent comme de " droite moderne ", c’est-à-dire favorables à la démocratie et à l’Occident. Un pourcentage qui monte à 66 % chez les supporters de l’AKP. Une autre moitié de l’opinion, qui appartient à la droite ou à la gauche traditionnelles, reste sceptique aussi bien vis-à-vis de la démocratie que de l’Occident.

Tous les débats sur l’identité du pays ont des effets sur sa politique étrangère et la définition de ses intérêts nationaux. Le nationalisme musulman, en effet, est fondé sur une identité culturelle turque plutôt que sur une ethnicité liée au sang. L’AKP et ses partisans n’imaginent pas leur pays comme une citadelle assiégée dans ses frontières actuelles, mais comme l’héritier confiant des Ottomans et d’un passé redécouvert (largement réinventé au passage). En tant qu’ancienne puissance impériale, la Turquie a, selon eux, naturellement vocation à jouer un rôle de leader sur la scène internationale. Cette posture leur permet d’ouvrir les frontières aux pays arabes et de poursuivre des intérêts économiques à travers le monde, sans se soucier ni de l’ethnicité de leurs interlocuteurs ni du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de la République (notamment les anciens ennemis grecs ou arméniens). La position des nationalistes musulmans a évidemment provoqué une réaction violente des kémalistes. Des centaines d’officiers et de membres de la société civile, accusés d’avoir préparé un coup d’Etat contre le gouvernement de l’AKP, ont été arrêtés au cours des trois dernières années dans ce qui est appelé l’affaire Ergenekon.

Un modèle emblématique..

La référence ottomane fournit aussi aux nationalistes musulmans un modèle d’intégration des non-musulmans et de l’ensemble des minorités au sein de la Turquie elle-même. En vertu du système du millet, les communautés non musulmanes se voyaient attribuer dans l’Empire une semi-autonomie pour la gestion de leurs affaires quotidiennes, mais pas nécessairement une égalité avec les sujets musulmans de l’Empire. Les responsables de l’AKP font souvent référence à ce modèle quand ils débattent des relations avec les communautés juives ou chrétiennes. L’AKP se fait par ailleurs l’avocat d’une constitution plus libérale fondée sur les droits individuels, ce qui ne permettrait plus à l’Etat de limiter l’expression religieuse notamment. Dans un autre registre, le gouvernement d’Erdogan a fait adopter des lois qui améliorent les droits de la femme, une revendication ancienne des mouvements féminins turcs.

... mis à l’épreuve

Cependant, ces impulsions libérales ont souvent été contredites dans la pratique. Car le conservatisme et le chauvinisme ont des racines anciennes dans la société turque. Ces dernières années, des responsables de l’AKP, mais aussi des militaires et certains médias ont ainsi alimenté une peur des missionnaires qui a encouragé le meurtre de plusieurs chrétiens. On a assisté aussi à une multiplication de pogroms, parfois favorisés par des officiels locaux de divers partis, contre des citoyens kurdes ou roms. Des sondages récents révèlent une intolérance croissante dans l’opinion vis-à-vis des non-musulmans et plus globalement à l’égard tout ce qui est différent. De même, l’attitude à l’endroit des autres pays est devenue plus négative, à travers tout le spectre politique.

Quant aux droits accordés aux femmes, ils sont souvent limités, voire niés, par des policiers et des magistrats qui se réfèrent aux normes en vigueur dans la société, et pas à la loi. Des femmes venues porter plainte au commissariat pour violences conjugales sont renvoyées à leur mari parce que les forces de l’ordre estiment qu’il s’agit d’une affaire privée, qui ne relève pas de l’Etat. Plus globalement, des études montrent que dans tout le pays la pression des communautés (quartier, village) sur les femmes s’accentue pour qu’elles suivent les règles de comportement les plus conservatrices, en matière vestimentaire, par exemple. Quant à la participation des femmes au monde du travail, elle a chuté à 23,5 % en 2009 (contre 34 % en 1988). Leur présence à des postes politiques est négligeable. Les femmes laïques voient leur mode de vie remis en cause et beaucoup de femmes musulmanes pratiquantes sont frustrées par les limites que les hommes leur imposent. Elles veulent jouer dans la Turquie nouvelle un rôle plus actif que celui de simples consommatrices d’une culture musulmane modernisée.

La Turquie se libéralise à mesure que le processus d’accession à l’Union européenne la pousse à réformer ses institutions et ses lois. Les nouveaux modes de vie de la bourgeoisie, les relations du pays avec le reste du monde transforment la vie quotidienne, les attentes de la population. Mais, dans le même temps, la société devient plus conservatrice, en matière de moeurs notamment. L’accent traditionnellement mis sur la solidarité de groupe est intact, même si la forme de ces groupes change. On ne pourra pas dire que la Turquie est devenue plus démocratique tant qu’une victoire électorale ne s’accompagnera pas d’une tolérance à l’endroit de pratiques, d’identités différentes de celles de la majorité. Et les Occidentaux le savent bien, cette route-là est plus longue.

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