Irak : les fondements de l’État islamique

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Héritier des mouvements jihadistes qui ont combattu l'occupation américaine après 2003, l'État islamique est bien plus structuré militairement. Tirant profit de la dévastation de l'État irakien, ces terroristes ont su s'attirer les faveurs d'une partie non négligeable de la population.

Par Yann Mens

Comment est né l’État islamique ?

L’État islamique (EI) est un groupe jihadiste sunnite, héritier de la branche d’Al-Qaïda en Irak (AQI) créée à la suite du renversement de Saddam Hussein en 2003 et de l’occupation du pays par les troupes américaines. Al-Qaïda en Irak était dirigé par Abou Moussab al-Zarqaoui, tué en 2006 dans une attaque aérienne américaine. Le mouvement connaît, après sa mort, des divisions internes et des tensions avec la direction d’Al-Qaïda basée au Pakistan, mais il renaît fin 2006 sous le nom d’État islamique en Irak (EII). Le premier chef de l’EII, Abou Omar al-Bagdhadi, est tué en en 2010 dans un raid irako-américain. Abou Bakr al-Baghdadi lui succède et rompt avec la direction d’Al-Qaïda. En 2012, l’EII lance une campagne d’attentats en Irak et parraine la création en Syrie d’un groupe jihadiste, Jabhat al-Nusra. En avril 2013, Baghdadi déclare que son mouvement s’appelle désormais État islamique en Irak et au Levant (EIIL), et qu’il en est le dirigeant pour les deux pays, mais Jabhat al-Nusra s’oppose à ce diktat. En janvier dernier, l’EIIL prend le contrôle de la ville de Raqqa, à l’est de la Syrie, après en avoir chassé plusieurs groupes rebelles. Au même moment en Irak, profitant de l’exaspération de la communauté sunnite face au gouvernement du chiite Nouri al- Maliki, il occupe Fallouja et Ramadi avec d’autres groupes armés. Surtout, en juin, le mouvement conquiert Mossoul, deuxième agglomération du pays (voir carte), provoquant une spectaculaire déroute de l’armée irakienne, puis il poursuit sa progression en direction de Bagdad. Fin juin, al-Baghdadi change le nom du mouvement en État islamique (EI) et surtout se proclame calife, autrement dit successeur temporel du Prophète et à ce titre, chef de la communauté de tous les croyants musulmans. Le titre de calife, dont la création remonte aux premiers temps de l’islam, a été officiellement supprimé en 1922 mais il était depuis longtemps formel. En revanche, il a de prestigieuses résonances historiques, puisque les deux plus puissants califats de l’histoire musulmane, ont été successivement installés à Damas (califat omeyyade, VIIe-VIIIe siècles) et à Bagdad (califat abbaside, VIIIe-XIIIe siècles).

L’État islamique compte établir son "califat" de l’Irak jusqu’à la Syrie (carte)

Comment l’État islamique a-t-il conquis si vite du terrain en Irak ?

L’État islamique a su habilement exploiter des circonstances politiques favorables et a bénéficié de la faiblesse militaire de ses adversaires, au moins dans les premières semaines de son offensive. Les circonstances politiques sont liées au profond sentiment de marginalisation de la minorité arabe sunnite (15 à 20 % de la population) depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003, et plus encore depuis l’accession au pouvoir en 2006 de Nouri al-Maliki, membre de la communauté chiite (60 % de la population). Durant le règne de Saddam Hussein (1979-2003), lui-même sunnite et s’affichant nationaliste arabe, de nombreux membres de sa communauté ont pu accéder à des postes de responsabilité dans les services de l’État, singulièrement dans les forces de sécurité, ainsi que dans le parti unique, le Baas. Après le renversement du dictateur, les autorités américaines, qui ont d’abord administré le pays, se sont livrées à une purge indiscriminée des forces de sécurité, et les gouvernements élus qui leur ont succédé ont mené une campagne de "débaasification" de l’administration qui a également privé d’emplois de nombreux sunnites. Ce qui a nourri des mouvements armés très violents entre 2004 et 2008. Nouri al-Maliki, reconduit à son poste en 2010, a en outre concentré au fil des années un nombre de plus en plus grand de pouvoirs entre ses mains. Il a usé de son influence sur le pouvoir judiciaire pour écarter ses rivaux politiques, tel le sunnite Tarek al-Hachemi contraint à l’exil en Turquie fin 2011 juste après le départ des troupes américaines du pays. Des milliers de sunnites ont été emprisonnés sans procès ou exécutés. Cette chasse aux sorcières a provoqué tout au long de l’année 2013 un mécontentement croissant dans l’ouest du pays majoritairement habité par les sunnites. La répression violente de ces mouvements a finalement poussé différentes factions au sein de cette communauté à s’allier à l’État islamique contre al-Maliki. Ces factions sont très diverses. On y trouve des chefs de tribus sunnites, autrement dit des notables traditionnels généralement conservateurs, mais aussi des groupes islamistes radicaux, et enfin, d’anciens baathistes curieusement regroupés sous le nom de l’Armée des hommes de la Naqshbandi. La Naqshbandi est une confrérie musulmane mystique d’obédience soufie, ce qui en fait un allié étrange pour l’État islamique d’idéologie salafiste. Et à ce titre, ennemi des soufis jugés hérétiques... La coopération, plus ou moins active, de ses factions avec l’EI ressemble donc plutôt à une alliance de circonstance où chacun tente d’instrumentaliser l’autre. Elle a été cependant été assez puissante militairement pour bouter les forces de sécurité irakiennes hors de plusieurs villes sunnites (voir carte). La fuite de l’armée à Mossoul a illustré à la fois les failles de la reconstruction de l’appareil de sécurité irakien en dépit de l’aide apportée par les États-Unis, et les effets pervers du clientélisme du gouvernement Maliki.

Comment se finance l’État islamique ?

S’il a pu bénéficier de financements d’États du Golfe et reçoit encore peut-être de l’argent de donateurs privés de cette région, l’État islamique a pour l’essentiel un financement local qui le rend autonome. Comme beaucoup de mouvements de guérilla, il pratique l’extorsion (impôt révolutionnaire) et le racket dans les zones qu’il contrôle. Les rançons obtenues grâce aux prises d’otages lui procurent aussi d’importants revenus. Surtout, il s’est emparé lors de ses opérations militaires de ressources précieuses : sites pétroliers en Syrie et en Irak, réserves d’or de la Banque centrale de Mossoul... Sans compter l’impressionnant stock d’armement abandonné par les militaires irakiens à Mossoul.

Qui peut arrêter l’EI ?

Étant donné les raisons du succès de l’EI, sa mise en échec exige sans doute une combinaison de moyens militaires et politiques. Sur le plan militaire, après ses premiers succès de juin, l’EI a été stoppé dans sa descente vers Bagdad, une ville à majorité chiite, grâce à des milices de cette communauté qui se sont mobilisées pour pallier les défaillances de l’armée. Les jihadistes se sont alors tournés en août vers la région autonome kurde d’Irak, prenant les peshmergas (combattants kurdes) par surprise et bénéficiant de quelques victoires dont ils ont profité pour persécuter les minorités chrétienne et yézidi de cette zone. Mais les peshmergas, bientôt appuyés par des frappes d’avions américains, les ont stoppés et reconquis certaines positions comme le barrage de Mossoul. En dépit de ces coups d’arrêts, les experts militaires s’accordent à dire que les opérations de l’EI témoignent d’un véritable savoir tactique, sans doute acquis sur le terrain par les combattants les plus anciens, et que les troupes du mouvement, dont beaucoup de non-Irakiens, sont très motivées. Faire reculer l’EI, voire détruire ses forces, exigerait qu’une part importante de ses alliés sunnites se retourne contre lui. Chacun en Irak a en tête le précédent de la Sahwa ("Réveil") en 2005-2008 : à cette époque, Al-Qaïda en Irak, le prédécesseur de l’EI, s’était aliéné une partie de la communauté sunnite, par son comportement brutal (mariages forcés, volonté de monopoliser la contrebande...) et les États-Unis avaient profité de ce mécontentement pour recruter des milices, parfois formées d’anciens insurgés. Mais après le retrait américain, le gouvernement de Nouri al-Maliki n’a pas tenu les promesses qui leur avaient été faites d’intégrer ces miliciens dans les forces de sécurité, semant ainsi les germes d’une nouvelle rébellion. Est-il possible de rééditer aujourd’hui la tactique 2005-2008, alors que l’EI est aujourd’hui beaucoup plus puissant, militairement et financièrement, que ses prédécesseurs de l’époque ? Certains anciens responsables de la Sahwa ont déjà manifesté leur intention de combattre les jihadistes. Par ailleurs, quelques tensions sont apparues dans des localités contrôlées par l’EI, certains sunnites contestant l’ordre moral extrêmement brutal imposé par le mouvement. Des alliés de l’EI ont en outre critiqué la persécution des minorités religieuses. Surtout, depuis que Nouri al-Maliki a été contraint à la démission le 15 août après son lâchage par l’Iran, parrain des partis chiites irakiens, et qu’il a été remplacé par un autre chiite, Haïdar al-Abadi, issu cependant du même parti (Dawa), beaucoup espèrent que le nouveau gouvernement intégrera des responsables sunnites de premier plan et effectuera des réformes qui inciteront une partie de cette communauté à rompre avec les jihadistes. Cela supposerait de réduire le pouvoir de l’exécutif, de purger les services de sécurité des éléments chiites radicaux et d’instaurer un régime fédéral, comme le prévoit en principe la Constitution, dans lequel les provinces sunnites seraient dotées de compétences importantes (finances, sécurité...). Mais de telles réformes demandent une majorité parlementaire et du temps. Or si le Premier ministre a changé, les partis qui le soutiennent sont les mêmes que ceux qui appuyaient al-Maliki et qui tout en critiquant son autoritarisme, n’avaient pas jugé bon de le renverser jusqu’à ce que l’EI menace Bagdad. Tout geste résolu du nouveau Premier ministre en faveur des sunnites pourrait donc lui faire perdre des soutiens de son propre camp. Par ailleurs, réformer les institutions demandera du temps, notamment parce qu’une fédéralisation du pays implique de régler clairement la question de la répartition de la manne pétrolière dont les plus grands gisements sont dans des régions à majorité chiite. Or plus les semaines passent et plus l’EI consolide sa mainmise sur les villes qu’il contrôle. Une mainmise qui s’exerce y compris sur ses alliés, les jihadistes leur ayant demandé de prêter allégeance à l’EI, avec plus ou moins de succès selon les villes et les factions, note Aymeen Jawad al-Tamimi, auteur d’un blog très documenté [aymennjawad.org]. Est-il possible pour le gouvernement de faire rapidement quelques concessions assez significatives à la communauté sunnite pour que ceux qui se sont ralliés à l’EI à des fins purement instrumentales s’en détachent ? Au vu des promesses non tenues du passé, il est à craindre que les dirigeants sunnites attendent du concret avant de lâcher l’arme fatale que constituent les jihadistes. Par ailleurs, certaines factions alliées à l’EI ne semblent pas prêtes à pactiser avec le gouvernement quoi qu’il fasse. Soit par fanatisme religieux anti-chiite. Soit par conviction que les sunnites ont vocation naturelle à diriger l’Irak. Ainsi, comme le note Aymeen Jawad-al Tamimi, l’Armée des hommes de la Naqshbandi affiche toujours sa détermination à "libérer Bagdad". Les craquements que beaucoup guettent au sein de la coalition qui a permis les succès de l’EI sont encore discrets.

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