Economie

Le monde pourrait nourrir le monde

6 min

Oui, la planète pourra rassasier 9 milliards d'hommes en 2050 sans saccager l'environnement. Mais en tournant le dos au libéralisme et en défendant les petits producteurs du Sud.

Les "émeutes de la faim" apparues à l’automne 2007 et au début de l’année 2008 dans plusieurs pays en développement ont remis en lumière la question de l’alimentation mondiale, avec en toile de fond une question majeure : nous dirigeons-nous vers une crise alimentaire majeure à l’échelle de la planète ? La crise de 2007-2008 n’a pourtant pas été une crise alimentaire, comme les médias l’ont bien souvent rapporté, mais une crise du pouvoir d’achat. Une crise alimentaire se caractérise par une rupture de l’approvisionnement : il n’y a pas d’aliments disponibles. Les causes peuvent être naturelles (sécheresse, cyclone) ou humaines (le régime khmer rouge au Cambodge dans les années 1970, aujourd’hui la Corée du Nord ou le Zimbabwe, ancien grenier de l’Afrique australe dont la production agricole a été laminée par la politique de Robert Mugabe). Hormis certaines situations localisées, il n’y a pas eu de pénurie alimentaire en 2008, mais une crise dite d’"accessibilité" en raison de la flambée des prix : les aliments sont physiquement disponibles - notamment les stocks mondiaux -, mais les populations sont trop pauvres pour les acheter.

Cours internationaux janvier 2000-octobre 2008

Autosuffisance

Plusieurs facteurs sont à l’origine de l’envolée des prix mondiaux : mauvaises récoltes de blé chez certains grands exportateurs (Australie, UE), décision au Vietnam et en Inde de réduction des exportations de riz pour faire face à des hausses des prix sur leur marché intérieur, spéculations sur les marchés agricoles orientés à la hausse, concurrence avec la production d’agrocarburants dans le cas du maïs ou des huiles, changement d’habitudes alimentaires dans les pays dits émergents, Chine en tête, qui consomment plus de viande (ce qui nécessite une productionaccrue de céréales pour nourrir les animaux). Parmi ces facteurs, les deux derniers sont structurels et pourraient entraî­ner à terme des problèmes de disponibilités physiques. De plus, les marchés agricoles sont par nature instables. Une légère variation de l’offre entraîne de fortes hausses ou baisses de prix.

Zoom La sécurité alimentaire

La sécurité alimentaire est atteinte lorsque tous ont accès en permanence à une alimentation correspondant à leurs besoins et leurs habitudes alimentaires. Elle dépend de trois facteurs : la disponibilité physique, l’accessibilité (pouvoir acheter sa nourriture quand on ne la produit pas) et une utilisation des aliments adaptée à chaque membre de la famille. L’insécurité alimentaire concerne environ 850 millions de personnes - pour les trois quarts, des ruraux.

Cette instabilité est d’autant plus grande que les marchés internationaux ne concernent qu’une faible part de la production mondiale : 90 % des denrées agricoles destinées à l’alimentation sont consommées localement, à l’échelle du pays ou d’un ensemble régional, à l’exception des produits tropicaux (café, cacao, thé). Toute baisse de la quantité de riz mise sur le marché international entraîne une flambée des cours, préjudiciable pour les pays très importateurs, tel le Sénégal qui achète à l’extérieur 90 % du riz qu’il consomme. En revanche, le prix des céréales locales (comme le mil) ou des tubercules, qui ne sont pas échangés au niveau international et qui sont encore la base de l’alimentation des campagnes africaines, n’a pas ou peu monté. Emeutes à Haïti, mais pas à Madagascar, pratiquement autosuffisant en riz, ni au Mali, pays enclavé où il est coû­teux d’acheminer des céréales et dont la production couvre aujourd’hui globalement les besoins : la crise de 2008 a ainsi frappé les classes urbaines pauvres des pays fortement importateurs de denrées alimentaires.

Personnes sous-alimentées, en millions et en % de la population
Production céréalière par habitant, en kg

Restent les 600 millions de ruraux qui souffrent de la faim tous les ans parce qu’ils sont très pauvres et qui retiennent moins l’attention parce que, loin des capitales et dispersés, ils ne manifestent pas. Reste une planète qui, en 2050, comptera 9 milliards d’habitants, surtout urbains, avec une croissance de la population concentrée dans les villes des pays du Sud, et notamment en Afrique. Comment nourrir ce monde ? Est-ilpossible d’augmenter la production agricole sans mettre en péril les équilibres écologiques de la planète, avec à l’horizon une modification du climat et la fin du pétrole ? Oui, c’est possible, mais pas partout, et en ayant recours à des modes de production différents. L’Europe et les Etats-Unis ont connu une révolution technologique agricole qui a commencé avant la seconde guerre mondiale et s’est poursuivie après, permettant une forte augmentation des rendements. La "révolution verte" des années 1970 a permis à l’Inde et à d’autres pays d’Asie d’améliorer leur production.

Les limites de ces deux modè­les sont connues : pollutions par utilisation importante de pesticides et d’engrais, déforestation et perte de biodiversité, érosion des sols, épuisement des nappes phré­atiques par une irrigation excessiveet mal maîtrisée. Le défi est donc grand, mais peut être relevé, à certaines conditions. Il y a encore des terres qui peuvent être mises en culture, en Amérique latine (lire p. 116) et en Afrique essentiellement. A condition bien sûr de préserver la forêt tropicale. Les augmentations de rendement sont encore possibles dans des pays d’Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos, Birmanie par exemple), ainsi qu’en Afrique subsaharienne, grande oubliée de la recherche agronomique. L’augmentation du prix des intrants (engrais et pesticides), produits de la chimie pétrolière, et la nécessaire prise en compte des équilibres écologiques imposent d’innover, de trouverd’autres méthodes d’intensification de la production. Pour reprendre les termes de Michel Griffon, les agricultures futures devront être "écologiquement intensives" et maximiser l’usage des ressources renouvelables (couvert forestier, fumure organique).

Les coûts de transport croissants rendent aussi nécessaire un plus grand approvisionnement des villes par les campagnes environnantes (ou dans un rayon limité à des ensembles régionaux : Afrique de l’Ouest, Afrique australe, Asie du Sud-Est, Amérique centrale...). En revanche, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, très peuplés, avec des terres cultivables et des ressources en eau limitées, resteront structurellement importateurs de céréales.

Développer des techniques nouvelles ne suffit pas à augmenter la production. Il faut aussi que les producteurs en tirent un revenu qui leur permette d’investir. La hausse des prix est donc plutôt une bonne nouvelle pour les paysans. Mais surtout, des politiques agricoles fortes, qui soutiennent la production, qui la protègent des fluctuations des prix (par exemple via des taxes variables à l’importation), qui organisent les marchés de façon à permettre aux campagnes d’approvisionner les villes, doivent être mises en place. La libé­ralisation généralisée décidée lors de la signature, en 1994, de l’accord agricole de l’Organisation mondiale du commerce, doit être remise en cause. Il ne s’agit plus aujourd’hui de favoriser un marché sans régulation pour faciliter les échanges de denrées d’un bout à l’autre de la planète. Au contraire, le soutien à tous les agriculteurs en Afrique, Asie et en Amérique latine, y compris les petites structures, doit permettre de répondre à la demande alimentaire des villes. L’accès au crédit, la sécurisation de l’accès au foncier, à l’eau, la formation, sont aussi des éléments essentiels d’une nouvelle révolution agricole. L’histoire montre que les agriculteurs peuvent augmenter rapidement leur production, pour peu qu’ils aient des conditions favorables - et ce, dans tous les pays.

Investir

Comme le soulignait récemment la Banque mondiale, revenant sur vingt-cinq ans d’abandon de l’agriculture, investir dans le développement agricole est un outil puissant pour lutter contre la pauvreté, qui frappe au premier chef les ruraux. La nécessité de faire face au défi démographique et d’assurer la sécurité alimentaire pour tous impose de redonner à l’agriculture la place qu’elle mérite. Dans de trop nombreux pays du Sud, les agriculteurs sont politiquement abandonnés, et socialement méprisés. Alors qu’ils remplissent une mission essentielle : nous nourrir.

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