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Comment la Russie contourne les sanctions économiques

9 min

[Ukraine, deux ans après] Partenaires asiatiques, intermédiaires douteux, flotte fantôme… La Russie ne manque pas d’appuis pour échapper aux embargos mis en place par l’Union européenne.

Série 2/5

Les sanctions contre la Russie fonctionnent, martèle la Commission européenne. Faux, elles ne nous font aucun mal, répond le Kremlin. En l’espace de deux ans, à mesure de leur durcissement, le débat sur l’efficacité des sanctions occidentales s’est fait de plus en plus prégnant.

La réponse dépend bien sûr de l’objectif qu’on leur fixe. Si le but était de paralyser l’effort de guerre russe et d’anéantir son économie, c’est raté… 

Les sanctions contre la Russie fonctionnent, martèle la Commission européenne. Faux, elles ne nous font aucun mal, répond le Kremlin. En l’espace de deux ans, à mesure de leur durcissement, le débat sur l’efficacité des sanctions occidentales s’est fait de plus en plus prégnant.

La réponse dépend bien sûr de l’objectif qu’on leur fixe. Si le but était de paralyser l’effort de guerre russe et d’anéantir son économie, c’est raté : le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance de 2,2 % en 2023 pour la Russie, dont l’armée semble par ailleurs se renforcer grâce notamment à un bon approvisionnement en munitions. Le pays est en effet parvenu à contourner les sanctions en exploitant toutes leurs failles, les plus béantes comme les plus minces.

Le « tournant asiatique » de la Russie

En premier lieu, Moscou s’est tourné vers les pays qui n’appliquent pas de sanctions. Car les pays dits « alignés », qui ont adopté des mesures de rétorsion fermes contre le Kremlin, sont en réalité assez peu nombreux. On compte les Etats-Unis, les 27 Etats membres de l’Union européenne, le Canada, le Japon, la Corée du Sud, la Suisse ou encore l’Australie. De son côté, la liste des « non-alignés » est très longue et comprend notamment deux grands voisins de la Russie : la Chine et l’Inde.

Résultat, en quelques mois, l’économie russe a effectué un « tournant asiatique », explique le Cépii, un centre de recherche et d’expertise sur l’économie mondiale. Le commerce avec ses deux voisins ainsi qu’avec la Turquie a notablement augmenté, compensant la baisse des échanges avec les pays occidentaux.

Ainsi, les exportations vers l’Asie sont passées de 129 milliards de dollars entre janvier et octobre 2021 à 227 entre janvier et octobre 2023, tandis que celles destinées à l’Europe dégringolaient, elles, de 170 à 65 milliards de dollars sur les mêmes périodes. La tendance est similaire pour ce qui concerne les importations russes.

En conséquence, la Chine a vu sa place de premier partenaire commercial de la Russie confortée. D’une part, celle-ci est devenue la première source de pétrole pour la Chine. Et, de l’autre, Pékin a renforcé son rôle de premier fournisseur de Moscou, remplaçant ainsi les pays occidentaux.

« Le volume des échanges entre les deux pays a augmenté de plus de 30 % en 2022. Cette tendance s’est accrue en 2023, avec une augmentation du volume des échanges de plus de 40 % sur la période de janvier à juin », relève l’analyste Alice Ekman, spécialiste de la Chine 1.

La Russie exporte notamment un volume croissant de produits agricoles vers Pékin, décrit la chercheuse. De son côté, l’empire du Milieu lui vend davantage de produits technologiques, dont des semi-conducteurs.

Détournements et contournements

L’autre immense voisin de la Russie, l’Inde, a quant à lui quintuplé ses importations de pétrole russe entre 2021 et 2022. Bien que dans une moindre mesure, la hausse s’est poursuivie en 2023. L’Inde est désormais le deuxième consommateur au monde du brut russe, derrière la Chine.

Si l’Inde a profité de la situation pour se procurer des hydrocarbures peu chers pour sa reprise post-Covid, elle en raffine également une grande partie qu’elle réexporte ensuite vers les pays occidentaux. Ainsi, le service économique de l’ambassade de France à New Delhi relevait en mai 2023 une « hausse des importations françaises de produits indiens, qui s’établissent à un niveau record de 9 milliards d’euros », et l’expliquait par « les détournements possibles de trafic d’hydrocarbures russes vers l’Inde, qui pourrait chercher à tirer parti des effets d’aubaine induits par l’embargo mis en place par l’Europe sur les produits raffinés [en février 2023, NDLR] ».

La hausse du commerce avec des pays non alignés masque donc parfois la continuité des échanges avec les pays alignés. Cela s’observe avec l’Inde mais également avec des voisins d’Asie centrale de la Russie qui font partie de sa sphère d’influence.

Le Cépii relève par exemple une forte augmentation des exportations françaises vers le Kazakhstan (+ 85 %), l’Arménie (+ 62 %) et le Kirghizistan (+ 44 %) entre 2021 et 2022, alors que celles vers la Russie ont baissé de 52 % 2. « Il est possible que ces pays réexportent ce surplus de produits vers la Russie, lui permettant de garder l’accès aux technologies européennes », écrivent les auteurs.

« Les autorités du Kazakhstan veulent lutter contre ces contournements mais sans pour autant adopter de sanctions contre Moscou, dont le pays reste très dépendant. Du côté des capitales occidentales, difficile de réprimander les pays d’Asie centrale, car ces contournements sont aussi le fait d’entreprises françaises, allemandes, etc. », observe Céline Bayou, chercheuse associée au Centre de recherche Europe-Eurasie de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Toujours du gaz russe en Europe

Le Kremlin exploite un autre angle mort des sanctions en se tournant vers les produits qui y échappent. C’est le cas par exemple du gaz qui, contrairement au pétrole, ne fait pas l’objet de sanctions. Si les principaux oléoducs qui reliaient l’Union européenne à la Russie se sont quasiment taris suite aux coupures décidées par Moscou au début de la guerre, le gaz naturel liquéfié (GNL) russe, dont le transport se fait par la mer via des navires méthaniers, continue d’inonder le Vieux Continent. Les Vingt-Sept ont quasiment multiplié par deux leurs importations entre début 2021 et début 2023.

Néanmoins, les importations de GNL sont loin de compenser la baisse des importations par gazoduc. Les achats totaux de gaz russe ont presque été divisés par quatre si l’on compare les six premiers mois de 2021 et de 2023. La Russie a ainsi perdu sa place de premier fournisseur de gaz de l’Union, passant derrière les Etats-Unis, la Norvège, et s’établissant au niveau de l’Algérie. Mais elle est encore loin de disparaître de nos approvisionneurs : la Commission européenne espère se débarrasser totalement du gaz russe à l’horizon 2027 seulement.

Sur le volet énergétique, Moscou a également réussi rapidement à contourner le plafonnement du prix du pétrole mis en œuvre en décembre 2022 par le G7, l’Union européenne et leurs alliés. Ce dernier visait à interdire aux entreprises occidentales de transporter ou d’assurer les cargaisons de pétrole russe vendu au-delà de ce prix, fixé à 60 dollars.

« Les Européens ferment les yeux sur la provenance du pétrole acheté en Inde. Parce qu’on a besoin de ce pétrole » – Céline Bayou, chercheuse associée au Centre de recherche Europe-Eurasie de l’Inalco

L’ingénieuse idée reposait sur le fait que les pays du G7 sont les premiers transporteurs et également de loin les premiers assureurs (90 % des cargaisons) des navires de transport du brut russe. Mais en octobre 2023, moins de 30 % des exportations maritimes de pétrole russe se faisaient via des tankers disposant d’une assurance occidentale, contre près de 80 % en avril 2022.

Outre sa quête de nouveaux assureurs, Moscou a aussi acquis ces derniers mois un certain nombre de pétroliers, pour la plupart très anciens, qui constituent une « flotte fantôme » de navires dont la propriété est souvent camouflée derrière des sociétés écrans et qui sont enregistrés sous des pavillons peu regardants sur leur état.

Enfin, certaines entreprises occidentales continuent à faire du commerce en Russie sous les radars, flirtant avec l’illégalité. Leur nombre reste inconnu à ce jour, mais une enquête du média Disclose a par exemple accusé Decathlon d’avoir mis en place un « système opaque » pour poursuivre ses activités dans le pays de Poutine alors que l’entreprise française avait officialisé son départ en octobre 2023.

Pour lutter contre le contournement, l’Union européenne a adopté de nouvelles mesures dans ses deux derniers paquets de sanctions, approuvés en juin et en décembre 2023. « Il y a une vraie volonté du régulateur européen de limiter les risques de contournement. On observe sans cesse un renforcement du cadre réglementaire notamment sur le plan pénal », commente Paul Charlot, avocat au barreau de Paris et spécialiste des sanctions économiques.

Aucune poursuite

Mais la mise en œuvre des sanctions et les poursuites en cas de contravention sont laissées à la charge des autorités compétentes dans les Etats membres. Et c’est surtout là que ça pèche.

« En France, aucune poursuite récente n’a pour l’instant été mise en œuvre pour contravention aux mesures de sanctions économiques, en tout cas rien qui n’ait été rendu public », indique Me Paul Charlot. « L’augmentation des sanctions économiques est un phénomène récent et les autorités de poursuite au sein des Etats étaient peu préparées à cela », justifie l’avocat.

Cependant, pour la chercheuse Céline Bayou, si les sanctions n’ont pas un effet aussi fort qu’escompté, cela résulte avant tout de choix politiques :

« Les intérêts économiques priment, les décideurs ne veulent pas déstabiliser nos sociétés. C’est pour cela que les Européens ferment les yeux sur la provenance du pétrole acheté en Inde. Parce qu’on a besoin de ce pétrole. »

 

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Un embargo à trous sur les biens à double usage

Ce sont des puces, des composants électroniques ou encore des moteurs, cruciaux pour la machine de guerre russe et… parfois de fabrication française ou européenne. En février 2022, l’Union a adopté un embargo sur l’exportation vers la Russie de biens à double usage, c’est-à-dire destinés à des applications civiles mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires. Cependant, l’interdiction est assortie d’exceptions qui l’affaiblissent substantiellement.

Première faille, les industriels peuvent continuer à exécuter des contrats mis en place avant l’embargo, selon ladite clause du grand-père. Seconde faille, un certain nombre de biens à double usage bénéficient de dérogations, notamment dans le domaine des télécommunications, du spatial et du nucléaire civil. « On s’attaque à ce qui est le plus visible – les contrats de ventes d’hélicoptères, par exemple –, mais pas à ce qui l’est moins, comme les composants électroniques. Ils sont pourtant essentiels au fonctionnement des drones, des avions de chasse ou encore des ordinateurs militaires », explique Tony Fortin, de l’Observatoire des armements.

Ce centre d’expertise indépendant accuse plusieurs entreprises françaises (dont des grands noms comme Thales, Safran ou STMicroelectronics) d’avoir poursuivi leurs exportations de composants électroniques, de jumelles militaires ou encore de connecteurs à la Russie après le 24 février 2022.

Suite à ces révélations, le député écologiste Julien Bayou a interrogé à plusieurs reprises les ministères des Armées et de l’Economie sur ce sujet, rappelant notamment la responsabilité de l’Etat dans le contrôle des livraisons de biens à double usage, sans obtenir de réponse. Sollicité par Alternatives Economiques, Bercy déclare ne pas commenter les cas particuliers.

 

Retrouvez notre série « Deux ans après, la résistance ukrainienne à l’épreuve »

 

  • 1.  Chine-Russie, le grand rapprochement, par Alice Ekman, Gallimard, 2023.
  • 2.   « Commerce avec la Russie : des sanctions qui font plus de peur que de mal à nos exportations », par Charlotte Emlinger et Kevin Lefebvre, La lettre du Cépii n° 442, novembre 2023.

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Commentaires (2)
Françoise CLERC 22/02/2024
Le double jeu de Bercy n'est pas franchement une nouvelle. Quant aux grands pays "démocratiques" que sont la Chine, l'Inde, la Turquie... ce n'est pas vraiment non plus une surprise. L'Ukraine est le cadet de leur souci, voire plutôt un repoussoir, eux qui craignent que les pays qu'ils ont annexés ou spoliés ne voient dans le sursaut ukrainien un exemple à suivre. Et puis l'argent est toujours bon à prendre d'où qu'il vienne.
Gourou51 21/02/2024
Comme disait notre ministre de l'"économie et de l'énergie " on allait mettre à genoux l'économie russe"! En matière d'énergie ce sont les consommateurs et entreprises françaises qui ont reçu un bon coup de fusil et c'est pas fini... Quand à la croissance elle est plus forte en Russie que dans les pays de l'UE. Mais le Bruno Lemaire est bigleux...
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