Entretien

" Il faut gagner la bataille des esprits "

10 min
Pierre Radanne Directeur général de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).

Quel bilan tirez-vous du Sommet de Copenhague ?

On a dit que c’était un échec parce que les pays industrialisés, Etats-Unis en tête, n’ont pas signé un traité incluant des engagements contraignants, dans la ligne du protocole de Kyoto de 1997. Cette vision traduit à mon avis une erreur d’appréciation sur l’état des rapports de force. Beaucoup ont été saisis par l’" Obamania ", espérant que le président américain allait enfin faire entrer son pays dans un traité international contraignant. Sauf que Barack Obama n’avait pas l’accord de son Congrès.

De plus, si les pays riches n’ont pas adopté un traité conforme aux recommandations des scientifiques - une division par deux des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2050 -, la faute n’en revient pas aux seuls Etats-Unis : plus de la moitié des pays signataires du protocole de Kyoto n’ont pas respecté leurs engagements. Dans ces circonstances, les pays émergents, Chine en tête, n’ont pas voulu s’engager à leur tour, position que les Etats-Unis ont dénoncée pour mieux justifier la leur. Copenhague a ainsi été en particulier le terrain d’affrontement de deux grandes puissances, les Etats-Unis et la Chine.

Le problème, dans cette affaire, c’est qu’adopter un traité mondial sur la température terrestre est illusoire si on n’aide pas les pays du Sud à se développer sans suivre le même chemin que les pays industrialisés. Ce fut la raison de l’échec de la conférence de Bali, en 2007. L’Union européenne, le secrétariat de l’Organisation des Nations unies (ONU), les organisations non gouvernementales (ONG), les scientifiques, les médias... tous voulaient une division par deux des émissions mondiales, mais personne ne proposait un plan B crédible pour permettre aux pays pauvres de satisfaire leurs besoins de croissance tout en réduisant leur consommation d’énergie fossile. Ils ont donc refusé de signer.

A Copenhague, en revanche, on a commencé à sortir de ce blocage, pour trois raisons. La première est l’avancée d’une proposition sino-coréenne qui avait été présentée à Bali : abandonner l’idée d’attendre un accord préalable sur l’effort à fournir par chacun et agir dès à présent en adoptant des plans nationaux d’action dont l’agrégation constituerait la base d’un accord international. Dans cette logique " du bas vers le haut ", les pays du Sud partie prenante à cet accord pourraient recevoir une aide des pays riches dans le cadre de plans nationaux représentant un effort additionnel par rapport à ce qu’ils auraient été en mesure de faire seuls. C’est cette approche par ce que l’on appelle, dans le jargon de la négociation climatique, les " NAMAs " (Nationally Appropriate Mitigation Actions, ou projets nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre) qui a prévalu à Copenhague.

La deuxième avancée de ce Sommet, c’est la décision d’une aide immédiate de 30 milliards de dollars sur les trois prochaines années destinée aux pays pauvres pour mener des actions de limitation de leurs émissions. Jusqu’à présent, ces aides n’ont profité qu’aux grands pays émergents. Cette mesure témoigne d’une volonté d’agir rapidement, sans attendre l’expiration du protocole de Kyoto en 2012.

Enfin, troisième progrès, l’annonce par la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton de l’accord des Etats-Unis pour une aide supplémentaire aux pays du Sud, avec un objectif de 100 milliards de dollars par an à l’horizon 2020. Les conditions de la mise en oeuvre effective de ce plan et le caractère additionnel de ces dépenses restent certes à confirmer, mais l’enjeu des négociations sur le climat, ce n’est pas d’avoir un beau traité que personne ne respecte, c’est de passer à l’action. De ce point de vue, même si la partie est loin d’être gagnée, Copenhague a remis les négociations dans le bon sens.

Un regret cependant : cette approche par les engagements nationaux devrait faire l’objet d’un traité international. Sans revenir au régime de sanctions prévu par le protocole de Kyoto, dont les Etats-Unis, entre autres, ne veulent pas, il est nécessaire que les engagements nationaux soient crédibles. Si vous n’avez pas confiance dans les promesses de votre voisin, les vôtres pourront être révisées à la baisse. Et inversement.

D’où l’enjeu de ce que l’on appelle, dans le jargon de la négociation, les " MRV " : faire en sorte que les actions de chaque Etat soient mesurées, rapportées et vérifiées ?

C’est une question centrale. Le climat est un objet insécable : c’est le sujet par excellence sur lequel il n’y a pas de souveraineté nationale possible. A partir du moment où le climat est un bien commun indivisible, on est obligé de sortir de la vision westphalienne du droit international - chacun est maître chez soi - et de repenser la gouvernance internationale. L’accord de Copenhague laisse cependant pour l’instant la plus grande latitude aux Etats sur les procédures de mesure et de vérification, et beaucoup de chemin reste à faire. Le contre-pouvoir que constituent les ONG et la circulation de l’information sur Internet représente cependant un facteur important de progrès dans ce domaine.

Si l’on additionne l’ensemble des engagements des Etats, on est cependant très loin de ce que recommandent les scientifiques. Comment aller plus loin ?

En se mettant au travail et en arrêtant de penser qu’il suffit d’un vote aux Nations unies pour que l’on divise par deux nos émissions d’ici à 2050. Cela passe par l’adoption de politiques concrètes, cohérentes, articulées, par des transferts de technologies... Prenez le cas de l’Union européenne. Elle a affiché des objectifs de réduction d’émission ambitieux, mais n’a pas de vision de ce que serait un développement réussi pour les pays du Sud et les moyens d’y parvenir : sur la question de l’aide, les Européens étaient comme des maquignons qui se battent sur le prix de la vache.

Beaucoup craignent que si l’Europe adopte une politique climatique trop ambitieuse, elle soit perdante.

C’est une idée fausse. La tendance de fond, dans un contexte où la population de la planète devrait encore augmenter d’un tiers d’ici à 2050, c’est la raréfaction des ressources fossiles et les hausses des prix, ceux de l’énergie en particulier. C’est pourquoi les pays qui auront acquis de l’avance pour améliorer la productivité des ressources naturelles seront les leaders de l’économie de demain. Non seulement ils dépendront moins des énergies fossiles, mais ils seront des exportateurs de technologies très demandées.

De ce point de vue, un grand fossé sépare désormais les pays industrialisés. Il y a, d’une part, des pays peuplés mais pauvres en matières premières. Ils n’ont d’autre choix que d’optimiser l’usage des ressources. C’est le cas de l’Union européenne et du Japon, et leur intérêt est de structurer des alliances avec des pays émergents qui ont des contraintes comparables, à commencer par la Chine et le Japon. Et, d’autre part, on trouve les pays " vides " en termes de population mais riches en ressources, comme les Etats-Unis, le Canada, la Russie et l’Australie. Ceux-là subiront également la hausse des prix des matières premières, mais auront plus de mal à remettre en cause leur modèle de développement. L’avantage comparatif des Européens, c’est justement qu’ils n’ont pas de ressources naturelles et sont donc dans la nécessité d’optimiser leur usage de l’énergie. Ils préfigurent le futur du monde.

Comment rendre ce futur désirable ? On a bien vu en France, avec le débat sur la taxe carbone, combien il est difficile de ne pas inquiéter et de susciter l’adhésion des citoyens.

Il est effectivement essentiel de gagner la bataille des imaginaires. Que disent les historiens des changements de civilisation ? Ce sont des moments où s’écroule une vision commune du monde. Cela se traduit généralement par des déchaînements de violence, entre Etats, entre couches sociales, entre individus d’une même famille. Ce fut la chute de l’Empire romain suivie de trois siècles de pillages, ou les guerres de religion à la sortie du Moyen Age. Le seul cas où un changement de civilisation n’a pas rimé avec des décennies de violence et de chaos, c’est l’entrée dans la société industrielle. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu auparavant la période des Lumières, avec un certain nombre d’intellectuels qui ont construit une figure désirable de la société à venir, celle du citoyen. Certes, il y a eu les violences de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, mais la transition s’est faite en une génération à peine.

Nous sommes aujourd’hui dans un cas de figure comparable. Nous savons que nous serons 9 à 10 milliards d’humains en 2050 et que nous n’avons pas d’autre planète pour vivre. Notre humanité va devoir entretenir sa planète et ses ressources, vivre pacifiée avec elle-même. Nous savons en gros ce qu’il faut faire et nous savons quels seront les nouveaux champs d’expansion de l’histoire humaine. La culture, la communication, la connaissance, la relation à l’autre offrent des perspectives infinies de développement, par opposition à la consommation toujours accrue de matière. Ces idées commencent à émerger aujourd’hui. Mais il manque encore cet imaginaire collectif qui jouerait le même rôle que la figure du citoyen à la fin du XVIIIe siècle. Faute d’un imaginaire collectif pour " la civilisation d’après ", les hommes sont dans la compétition et s’entre-tuent.

A cette mise en garde des historiens s’ajoute celle des psychologues : si le futur est angoissant, la réaction normale de chacun est de se dérober. Presser les individus de changer de mode de vie parce que la catastrophe est imminente, cela génère de l’angoisse. Et l’angoisse, cela paralyse l’action.

Quelles sont les conditions du passage à l’action ?

Je pourrais en citer neuf ! La première, c’est une reconnaissance unanime du problème climatique. Lorsqu’on tend le micro à un Claude Allègre comme si sa parole pesait autant que celle de l’immense majorité de toute la communauté scientifique internationale, cela jette le trouble et pousse à l’attentisme. Les médias audiovisuels, qui vivent de la publicité et donc de la sollicitation de la consommation, ont une lourde responsabilité sur ce point.

La deuxième condition, c’est que chacun ait une compréhension claire des enjeux. Il y a un énorme travail de " formation continue " à faire dans notre société. Il faut, troisième enjeu, que chacun puisse s’approprier la question dans sa vie quotidienne. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement diviser par quatre les 17 tonnes de CO2 que j’émets chaque année, si j’ignore que mon chauffage c’est 4 tonnes et autant pour ma voiture ? Ensuite, il est nécessaire d’avoir dans notre bibliothèque les solutions techniques et organisationnelles qui nous permettront d’arriver à l’objectif, qu’il s’agisse de logements, de technologies, de comportements individuels... Ces quatre premières conditions relèvent davantage de la dimension individuelle de la question.

Les autres concernent le collectif. A ce niveau, il faut tout d’abord, cinquième condition, disposer de préfigurations matérielles de notre développement futur. La floraison d’éco-quartiers que nous observons aujourd’hui est à ce titre fondamentale. Il faut également un calendrier collectif, qui détermine les étapes à franchir en 2020 et 2030 pour arriver à l’objectif en 2050, compte tenu des contraintes économiques et technologiques ou du temps de remplacement des infrastructures. C’est le retour à la prospective et à la planification.

La septième condition, c’est que la société perçoive rapidement les bénéfices des actions entreprises. Autrement dit, il faut réaliser prioritairement les actions les plus créatrices d’emplois et celles qui permettent les économies d’énergie au meilleur coût. De ce point de vue, un programme d’isolation massif de l’habitat ancien est, par exemple, plus urgent que la recherche dans la fusion nucléaire. Il faut également, avant-dernier point, que les actions menées respectent un principe d’équité. La taxe carbone est socialement acceptable si elle permet des économies d’énergie en proportion, et donc si les ménages sont effectivement aidés pour réduire leur consommation énergétique. Le but d’une taxe carbone n’est pas de punir les gens, elle doit être adaptée et progressive.

La neuvième condition, c’est que les huit précédentes s’inscrivent dans un processus démocratique. L’écologie doit se garder du despotisme éclairé : nous n’arriverons pas à une division par quatre de nos émissions de CO2 par la coercition. Une action durable ne peut qu’être fondée sur l’adhésion.

Propos recueillis par Antoine de Ravignan, Guillaume Duval et Chloé Mahier

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