Volodymyr Zelenskyy et Mette Frederiksen à bord d'un F-16 en août 2023 au Danemark.Presidential Office Of Ukraine/ZUMA-REA
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Entretien

Livraisons d’armes à l’Ukraine : « On est dans du rafistolage »

10 min
Yohann Michel Chargé d’études à l’International Institute for Strategic Studies

Après des réticences initiales de la part de certains pays à fournir des matériels militaires à l’Ukraine, les lignes rouges semblent céder une à une, décrypte Yohann Michel, chargé d’études à l’International Institute for Strategic Studies, un think-tank britannique.

Dans les premières semaines de l’invasion russe en Ukraine, à quoi ressemble la fourniture d’armes par les alliés occidentaux de Kiev ?

Yohann Michel : Avant même l’invasion, puis dans les semaines qui ont suivi, les livraisons d’armes visaient à montrer le soutien à l’Ukraine tout en rendant le pays plus difficile à conquérir. Le but était alors de faire renoncer les Russes, sans les provoquer...

Les Pays-Bas et le Danemark ont confirmé le 20 août la livraison d’avions de combat américains F-16 à l’Ukraine, dans la foulée de l’autorisation de Washington. La Première ministre danoise, Mette Frederiksen, s’est engagée à envoyer dix-neuf appareils, tandis que son homologue néerlandais n’a pas donné de chiffre.

C’est une nouvelle victoire pour Volodymyr Zelensky, qui s’est rendu dans les deux pays pour les remercier de leur engagement.

Depuis le début de l’invasion, Kiev exhorte ses alliés occidentaux à lui fournir plus d’équipements et des armes de plus haute technologie, pour repousser l’envahisseur russe. Après des réticences initiales de la part de certains pays à fournir de tels matériels militaires, les lignes rouges semblent céder une à une, décrypte Yohann Michel, chargé d’études à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), un think tank britannique.

Dans les premières semaines de l’invasion russe en Ukraine, à quoi ressemble la fourniture d’armes par les alliés occidentaux de Kiev ?

Yohann Michel : Avant même l’invasion,1 puis dans les semaines qui ont suivi, les livraisons d’armes visaient à montrer le soutien à l’Ukraine tout en rendant le pays plus difficile à conquérir. Le but était alors de faire renoncer les Russes, sans les provoquer.

Au fur et à mesure qu’il est devenu évident que le Kremlin n’allait pas renoncer, les livraisons visaient à rendre la conquête plus difficile, plus lente, voire à mettre en place une guérilla ukrainienne contre l’occupant. Aucun pays n’était alors certain que l’Ukraine ait une chance de remporter une victoire.

A ce moment-là, les pays fournisseurs n’envisageaient pas de fournir des équipements de trop haute technologie de peur qu’ils ne tombent dans les mains des Russes.

Comment a ensuite évolué la politique de livraisons d’armements à l’Ukraine, à tel point qu’on est passé de la fourniture de munitions à celle de chars blindés et d’avions de chasse F-16 ?

Y. M. : On est ensuite entrés dans une logique de survie où on découvrait les besoins de l’armée ukrainienne. Ces besoins ont beaucoup évolué. A l’été 2022, ils se concentraient essentiellement sur l’artillerie et les munitions d’artillerie.

Mais très rapidement, les pays qui aidaient l’Ukraine ont affirmé qu’ils ne livreraient pas des matériels plus sophistiqués, même si en pratique ils ont toujours fini par franchir plus ou moins tôt ces lignes rouges. Cela a été le cas pour presque chaque envoi d’armes, que ce soit l’artillerie moderne, les chars, les véhicules d’infanterie ou les missiles longue portée…

Les avions de chasse étaient le dernier élément en débat. Les hésitations sont liées en bonne partie à la doctrine que s’étaient fixée les pays fournisseurs : si l’Ukraine avait pu gagner la guerre sans de tels avions, cela aurait arrangé tout le monde ! Mais entrait aussi en ligne de compte, le fait que ces équipements coûtent cher. De plus, leur livraison implique de se projeter dans une formation des pilotes onéreuses, étalée sur  plusieurs mois, voire plusieurs années, ce qui n’était pas imaginable si vous pensiez que l’Ukraine ne tiendrait pas six mois.

Plus globalement, les réticences à livrer des armes, et notamment celles de l’Allemagne sur les chars, s’expliquent par la crainte que cela soit perçu comme une escalade par la Russie. Pourtant, Berlin aurait dû davantage se sentir en capacité de le faire, dans la mesure où la Pologne et la Tchéquie avaient déjà livré des chars à l’Ukraine.

Au fur et à mesure, les lignes rouges – que nous nous sommes nous-même imposées – sautent.

Quels sont les pays qui ont poussé en faveur d’un soutien militaire accentué à l’Ukraine depuis février 2022 ?

Y. M. : La Pologne, tous les pays baltes et notamment la Lituanie, ou encore la Finlande ont été particulièrement rapides dans leur aide militaire et ont été en première ligne pour inciter d’autres pays à le faire. Ce sont des pays qui savent parfaitement ce que peut être l’impérialisme russe, ayant tous arraché leur indépendance de la coupe de leur grand voisin.

La France a été à la pointe sur certains types de matériels, en envoyant des pièces d’artillerie et de la défense antiaérienne très modernes, là où d’autres pays préféraient se concentrer sur des vieux équipements.

Londres a fait le choix de réduire sa propre puissance militaire pour soutenir l’Ukraine, là où Paris a préféré préserver ses moyens

Le Royaume-Uni se distingue également par son soutien très important. Londres a beaucoup donné au début du conflit, totalisant 6,6 milliards de promesses de dons militaires, mais il a dû ensuite diminuer son aide dans la mesure où ses stocks ont baissé. Le Royaume-Uni a fait le choix de réduire sa propre puissance militaire pour soutenir l’Ukraine, là où la France a préféré préserver au maximum ses moyens.

D’autres pays ont beaucoup renâclé et ont, en fin de compte, énormément donné, comme l’Allemagne. Avec 7,5 milliards d’euros de promesses de soutien militaire, c’est le deuxième pays donateur derrière les Etats-Unis. Outre-Rhin, chaque matériel a été source de débats importants. Berlin a même ralenti l’aide d’autres pays, notamment en traînant des pieds avant d’autoriser la Pologne à livrer à l’Ukraine des chars Leopard de fabrication allemande.

Est-ce que la promesse de dons d’armements correspond à une livraison rapide sur le sol ukrainien ?

Y. M. : De nombreux pays ne planifient pas leur aide militaire à l’avance et annoncent les livraisons des semaines, voire des mois, avant d’être en capacité de les honorer. Ainsi, les débats sur la livraison de chars de combat ou d’avions de chasse se déroulent avant que l’on se mette en position de les livrer.

Si on reprend l’exemple allemand, il aurait été possible d’aborder la préparation logistique des chars Leopard en parallèle du débat politique. Or, on a attendu la fin du débat pour les préparer. Du coup, la livraison de ces véhicules n’est intervenue que plusieurs mois après la clôture du débat, et ce petit à petit, en quantité réduite. L’adversaire russe a donc eu le temps de s’adapter, ce qui réduit l’effet sur le champ de bataille.

Il y a une exception cependant : la France a tendance à faire la publicité de son aide au moment où elle était prête à livrer. Ainsi, après les annonces du gouvernement français, les canons automoteurs Caesar ont été livrés quasiment dans la foulée.

La Russie laisse planer la menace de considérer les fournisseurs d’armes de l’Ukraine comme des cobelligérants. Comment se fait-il que les Occidentaux, qui semblaient initialement prendre la menace très au sérieux, sont finalement passés outre ?

Y. M. : A force de crier au feu, plus personne ne réagit. Il y a une part de bluff chez les Russes (qu’on a également vue lorsque certains acteurs russes ont agité la menace nucléaire). Mais on voit bien qu’il n’y a pas de conséquence réelle : aucune explosion de train en Pologne, ni de camion sur une route slovaque, n’est à signaler.

En réalité, le risque d’escalade est tout aussi dangereux pour les Russes que pour les Occidentaux. Les premiers sont déjà à la peine contre l’armée ukrainienne et n’ont donc aucune envie d’y ajouter les forces de l’Otan.

Nous avions une telle habitude de vivre dans un monde pacifié que le simple fait de livrer des armes a pu sembler être une forme d’agression contre un pays pour certaines opinions publiques, en Allemagne par exemple. Cette perception a changé.

La lenteur de l’évolution des politiques publiques de livraisons d’armes reflète aussi l’évolution des perceptions des citoyens, qui a pris du temps.

Est-ce qu’on n’autorise pas les livraisons d’armes demandées par Kiev toujours trop tard ? Jusqu’à Josep Borrell qui a critiqué la lenteur de la réaction européenne…

Y. M. : On est dans une logique de rafistolage. On répare les problèmes de l’armée ukrainienne plutôt que de lui fournir un maximum de matériels pour lui permettre de remporter le conflit. Ce n’est pas une stratégie délibérée, simplement un manque de stratégie à moyen-long terme. On aurait dépensé moins d’argent si on avait livré tous les équipements d’un coup.

La lenteur [des livraisons d’armes] est la preuve de l’absence d’investissement sur les questions de défense depuis au moins trente ans en Europe

Pour certains matériels, il a fallu relancer des lignes de production, pour d’autres il a fallu les remettre en état. Cette lenteur est la preuve de l’absence d’investissement sur les questions de défense depuis au minimum trente ans en Europe.

Par exemple, selon les données tirées du Military Balance de l’IISS, l’Allemagne est passée de plus de 5 000 chars de combat principaux en 1990 à moins de 400 en 2020. Sur la même période, la France est passée de 1 300 à 300 environ.

Si la majorité des livraisons d’armements vient des Etats-Unis, c’est aussi parce qu’eux ont conservé une politique de stockage qui permettait d’avoir une masse critique.

En plus de la lenteur, le souci est qu’on a livré chaque équipement en petit nombre, ce qui crée des micro-échantillons qui se multiplient dans l’armée ukrainienne et qui ne permettent pas d’entraîner les militaires sur les mêmes équipements. Quand telle brigade dispose de chars allemands, telle autre de véhicules de combat d’infanterie américains, tout cela avec de l’artillerie venue du Royaume-Uni, cela réduit fatalement l’efficacité de l’outil.

Rappelons que la Russie continue de penser qu’une guerre longue est dans son intérêt et que nous allons nous épuiser plus vite qu’elle. Si on augmentait la masse de notre aide et qu’on montrait qu’on est prêts à inverser la vapeur, alors peut-être que Poutine commencerait à douter de sa possibilité de victoire à long terme. Aider beaucoup d’un coup permettrait de ne pas avoir à aider beaucoup longtemps.

Est-ce que la Russie avait prévu que les Occidentaux livreraient autant d’armements à l’Ukraine ?

Y. M. : Non, vraisemblablement pas. Les décideurs russes n’avaient pas prévu que les Ukrainiens tiennent plus de dix jours.

Je pense que les Russes ont commis une erreur d’analyse en pensant que les sanctions économiques seraient essentiellement symboliques, comme c’était le cas par le passé. Encore une fois, nos faiblesses passées ont aussi encouragé l’agression.

Quelles sont aujourd’hui les lignes rouges dans le soutien militaire à l’Ukraine ?

Les lignes rouges sont celles qu’on veut se donner. A une exception près : la ligne rouge nucléaire

Y. M. : En cas de livraison de troupes, vous commencez à vous apparenter à un cobelligérant. Mais il existe des stratégies de contournement, comme ce que faisait la Russie en Ukraine avant 2022. Vous pouvez avoir des soldats « en vacances » ou engagés volontaires.

La guerre froide regorge de ces cas. On peut rappeler que c’était la norme de voir des pilotes soviétiques dans le ciel de Corée du Nord pendant la guerre de Corée ! Donc si les Soviétiques ne se considéraient pas comme cobelligérants à l’époque, on pourrait très bien avoir des pilotes occidentaux dans le ciel ukrainien. Mais encore une fois, les lignes rouges sont celles qu’on veut se donner.

Il faut toutefois relever une exception : la ligne rouge nucléaire, sans doute la seule qui en est vraiment une. Il y a des traités qui nous empêchent de livrer des armes nucléaires, mais surtout, dans ce cas-ci, le risque d’escalade serait réel et immédiatement nucléaire.

  • 1. Le soutien militaire à l’Ukraine a débuté bien avant l’invasion russe de février 2022. Ainsi, les Etats-Unis ont alloué 2,5 milliards de dollars d’aide à l’armée ukrainienne entre 2014 et 2021.
Propos recueillis par Eva Moysan

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